Casser, déguerpir et démolir à l’ère Talon. Une épreuve d’Etat en démocratie.

La rédaction 10 février 2017

Violence légitime ? La définition sociologique que donna Weber de l’Etat est au cœur d’un test historique dans le Bénin démocratique. La campagne gouvernementale consistant en la reprise du monopole étatique sur les espaces publics heurte non seulement le sens commun des représentations, mais aussi les prédispositions routinières et les manières d’être de nombreuses catégories sociales. La tension entre la volonté des agents de l’appareil dirigeant de prescrire, obstinément, l’ordre de l’affirmation du monopole de la violence légitime et la soumission populaire à la puissance publique, est illustrative d’une mise en souffrance de la définition de l’Etat. Il semble désormais clair que l’univers de la connaissance soit confronté à la réalité de l’Etat en tant qu’objet qui se dérobe, en Afrique et au Bénin plus qu’ailleurs, aux assertions de nature axiomatiques. L’Etat wébérien, puisque c’est ainsi qu’il faudra le nommer, confirme dramatiquement son énigme et son mystère. Autour de la question de l’espace public en l’occurrence, sans exclusive avec d’innombrables questions qui bien trop souvent agitent la société béninoise telles que la corruption, la justice, le pouvoir… Les grues préfectorales déversées sur les villes du Bénin aux fins de casser, déguerpir et démolir les espaces publics illégitimement occupés par les citoyens mettent en lumière une double dialectique entre, d’une part, l’ordre étatique prescripteur de la contrainte légitime et les catégories dominées soumises à l’obéissance, et, d’autre part, ce même ordre de la contrainte contrarié en tant qu’il est éprouvé et qu’il éprouve en définitive la fiction de la domination, nécessaire à l’organisation du vivre-ensemble et à la consolidation de la communauté de destin. Le dialogue avec Weber semble redevenir ici une nécessité pour saisir la réalité de l’Etat au Bénin dans ses épreuves, c’est-à-dire à la fois dans son concret, dans ses vanités, dans ses errances, dans ses égarements et dans sa promiscuité…
Précisons d’emblée que l’épreuve d’Etat n’est pas l’épreuve de régime encore moins l’épreuve du pouvoir. En tant que tel, elle est moins inhérente à la personne du chef de l’Etat, aux hommes incarnant le commandement gouvernemental, aux agents de la bureaucratie administrative mais bien au contraire elle fait le procès de l’Etat lui-même en tant que fiction du vivre-collectif et l’enserre jusqu’au coup. Concrètement, ce qui est testé dans une épreuve d’Etat, ce sont d’abord les propres ressources qui permettent à ce dernier d’exercer en amont la domination, puis ensuite, sa capacité à faire conserver les imaginaires collectifs l’incarnant et enfin – sans doute l’indice le plus couramment jaugé – la qualité de l’obéissance (Macht) obtenue après la prescription régalienne de la domination. Par épreuve, il faut donc entendre des moments ou des situations particulières dans lesquels apparaît une incertitude… et pendant lesquels les représentations collectives s’engagent, comme dans une enquête, dans la détermination d’une réalité qui peut donner lieu à des controverses et des disputes (Linhardt, 2005) : c’est bien le cas actuellement au Bénin avec la tension autour de la notion d’ « espace public ». Ces situations présentent l’avantage, au sens de Peter Sloterdijk, d’ « expliciter » ce qui, en temps ordinaire, reste enfoui dans les routines. L’épreuve permet de décrire les rapports de la société à l’Etat, réinterroge les relations sociales à des moments donnés, questionne l’emprise et les déplacements de l’ordre étatique sur les différentes entités de la communauté politique. L’épreuve permet enfin d’expliciter concrètement et matériellement de quoi sont faites les catégories sociologiques explicatives de l’Etat que sont par exemple la souveraineté, les logiques politiques et la force légitime invoquée pour imposer l’ordre de la puissance publique.

La domination wébérienne à l’épreuve ?
Incontestablement, l’Etat au Bénin existe dans sa carapace wébérienne ainsi que sa réalité tangible peut se vivre au quotidien par chacun autour des imaginaires de soumission à l’ordre régalien de la puissance publique, à l’existence imparable de la bureaucratie moderne. Et le dire ne signifie pas que l’on dénie à l’Etat son historicité propre. Ce disant, la centralité du « monopole de la violence physique légitime » contenue dans la définition fameuse de Weber, et qui fait aujourd’hui encore référence, enseigne que la vie au sein de l’Etat suppose l’exercice de la domination (Herrschaft), qui elle, est nécessaire pour l’organisation de la vie ensemble (Gemeinschaft). Mais, faut-il s’en convaincre, l’avènement du renouveau démocratique en 1990 coïncide avec un relatif effritement de la domination régalienne. Le désordre est légitimé comme référentiel normal d’expérimentation des libertés nouvellement acquises et l’un des compartiments de la vie publique les plus sévèrement broyés par la redécouverte des libertés s’avère être l’espace public. Ainsi, le Bénin post-autoritaire offre-t-il ce scénario où l’espace public est constamment pris d’assaut au nom de la liberté, livré qu’il est au premier quidam venu et tant pis s’il n’était plus possible pour des écoliers de marcher sur les trottoirs au point de se faire ramasser par les voitures et les motocyclistes. Effectivement, l’absence et la pénurie d’Etat (Eyébiyi, 2016) marquées par une démocratie rapidement apprivoisée par l’oligarchie élitaire et minoritaire, avaient largement contraint de larges couches paupérisées parmi les masses populaires béninoises à une sorte d’invention des formes d’autonomisation et de prise en charge. La finalité étant de « manger » (Bayart, 1989). Au risque donc de voler – légalement – l’Etat puisque « l’homme doit manger », l’Etat avait fini par être repoussé jusqu’aux confins de sa force. Vidé de sa substance dominatrice lui permettant d’assurer l’ordre régalien, il se retrouve finalement au cœur du dilemme de la crise de l’obéissance. Les épisodes illustrant cette perte symbolique d’emprise sur l’exercice de la violence légitime sont légions au regard même des revers essuyés par les campagnes de répression prétorienne menées contre le commerce de l’essence frelatée. L’Etat incapable de proposer d’alternatives était défié dans ces tragiques affrontements entre policiers et populations. Le robinet de la liberté ouvert à haut débit en 1990 par le constituant béninois avait pompeusement servi d’alibi à l’aggravation de la crise de l’obéissance entendue comme effritement de l’allégeance à l’ordre du monopole de la contrainte légitime. C’est alors qu’il fallait, sans aucun parti pris essentialiste, comprendre l’Etat dans le Bénin démocratique comme un « Etat désordre ».
Que cet « Etat désordre » veuille un jour se débarrasser de son « désordre » suffoquant qui l’aliène et le confine dans l’impuissance et l’impouvoir n’est pas encore une épreuve constituée en tant que telle. D’ailleurs, les campagnes de libération des espaces publics menées par les autorités préfectorales traduisent sans conteste un timide retour à l’ordre régalien, puisque convaincus et sensibilisés de plus en plus à l’idée du bien public, les occupants se sont librement soumis à l’autorité étatique. Paradigmatique à bien des égards, ce retour à l’ordre de l’obéissance par les catégories sociales qui décident de libérer d’eux-mêmes les espaces sembla comme un pari fou réussi par la pédagogie talonnienne de pilotage du pouvoir. Cela paraît d’autant plus amusant que les séances de destruction des commerces en positions illégales font l’objet d’une spectacularisation devant des foules immenses de curieux venant souvent se délecter de l’effectivité de la puissance publique. La caution populaire au détriment de la protestation stérile et spontanée était un indice de compréhension du retour de l’Etat wébérien. Bien au contraire, ce qui éprouve l’Etat reste le risque que la domination (Herrschaft) devienne un danger pour cette même vie ensemble (Gemeinschaft) dont elle est pourtant censée être le garant. L’épreuve se forme face au dilemme engendré par l’articulation entre la domination et le vivre-ensemble et est révélatrice du dispositif complexe qu’est l’Etat (Assmann, 2002). La récupération de l’espace public par l’ordre dirigeant béninois à travers l’administration de la domination régalienne réactualise l’une des nuances fondamentales apportées par Weber. Le théoricien de Heidelberg s’interrogeait quant à la manière d’organiser l’exercice d’un pouvoir central pour qu’il garantisse la coexistence pacifique au sein du collectif politique qu’il coiffe, sans que le Léviathan devienne prédateur. Jean Pliya laissa entendre que la construction d’une nation moderne exige la destruction de certaines reliques du passé. Comment détruire les reliques sans des airs de prédation et sans, au surplus, heurter littéralement le vivre-ensemble, sans risque de porter des coups de boutoir aux imaginaires collectifs ? Comment réaliser ce savant dosage entre la prescription de la force, de la contrainte, de la violence régalienne et la vie ensemble ? Problématique qui cimente plus que jamais la trame du processus d’étatisation au Bénin et qui a également été fondamentalement au cœur de toute la philosophie politique de la modernité européenne. Qu’il s’agisse de la fiction absolutiste « des deux corps du roi » (voir Kantorowicz (1989), Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-âge), des théories de la paix civile (voir Christin (1997), La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au 16ème siècle) ou encore des théories du contrat social (voir Robarchek (1989), Hobbesian and Rousseauan Images of Man : Autonomy and Individualism in a Peaceful Society), le rapport entre la prescription de la domination et sa réception par les catégories sociales auxquelles elle s’adresse reste l’éternelle équation qui éprouve l’ordre étatique.
La formulation sociologique donnée par Weber de cette problématique lorsqu’il se propose de juxtaposer les termes de « contrainte » ou de « violence physique » à celui de « légitimité » visait en réalité à décrire la qualité de l’exercice de la domination par l’Etat en rapport avec le jugement porté par ceux auxquels il s’applique. La qualité de la domination ne s’appréciera donc plus par rapport à la domination elle-même mais par rapport à sa réception citoyenne. Battant ainsi en brèche tout le paradigme de la philosophie
politique jadis cantonné à l’explication de la qualité de la domination en rapport à la substance ou à la nature de la domination (voir Colliot-Thélène (1992), Le désenchantement de l’Etat. De Hegel à Max Weber.), cette juxtaposition de la violence et de la légitimité ne manque toutefois pas de poser quelques problèmes dans une démocratie libérale comme celle du Bénin. Dans un contexte postautoritaire marqué par la zombification constante de l’Etat, soumis qu’il est à des contraintes si fortes au nom de l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés individuelles, condamné qu’il est davantage à légitimer le désordre comme ordre politique, cette « violence légitime » de l’Etat est remise en question. Le délogement prétorien des occupants illégaux des espaces publics apparaît alors comme une épreuve à travers laquelle l’Etat au Bénin est susceptible de se rendre visible sous le rapport de la définition wébérienne.
Pour apprécier en effet la qualité de la force de la puissance publique, les destinataires de la domination régalienne que sont les couches sociales invoquent la préservation des libertés individuelles et/ou collectives, comme la liberté de culte sur l’espace public par exemple telle que revendiquée par la communauté musulmane, mais aussi le caractère juste de l’Etat dans le traitement de ses citoyens. Par là, les catégories de la liberté, de l’Etat de droit et même de la tradition voire de la religion sont invoquées pour conditionner l’Etat et sont utilisées comme des technologies d’endiguement de la force légitime de l’Etat. Dans cette perspective, même si les Etats démocratiques, comme l’affirme Weber, ne peuvent se passer de la force (Colliot-Thélène, 1992), la réclamation – momentanée et partielle – de l’espace public contre la prescription de sa libération totale par l’ordre dirigeant éprouve bien la définition de Weber en explicitant à quelles conditions et selon quelles modalités la force de l’Etat paraît légitime et justifiée ou, à l’inverse, illégitime et injustifiée. Toute la question se trouve alors au cœur de la compréhension de la notion de légitimité. Sans refaire un discours philosophique autour d’une notion qui court vers une obsolescence dans de larges secteurs de la sociologie politique, articulant le rêve jamais accompli de la modernité non-violence aux aspirations égalitaristes au sein des sociétés politiques (Joas, 2000), il semble désormais urgent d’accorder une place scientifique à l’Etat en Afrique en tant qu’il est mis à l’épreuve dans sa construction comme c’est le cas actuellement au Bénin.
Toussaint Kounouho, chercheur en science politique.
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