Rodrigue Gbédjinou, prêtre écrivain : « Par son amour de la vérité, il avait une facture prophétique »

La rédaction 13 mars 2019

Prêtre écrivain, Rodrigue Gbédjinou est auteur de « il était une fois Isidore de Souza ». Dans ce cadre du 20e anniversaire de décès du prélat, le Directeur de l’Ecole d’initiation théologique et pastorale (Eitp) revient sur les traces du prélat.

Quels témoignages personnels pouvez-vous porter sur Mgr de Souza ?
J’étais encore en fin de moyen séminaire à Notre Dame de Fatima à Parakou quand Mgr Isidore de Souza est allé ad patrem. Mes contacts directs avec lui sont donc liés à des souvenirs d’enfance à la Basilique de Ouidah où son amour pour les jeunes le conduisait à la célébration de la messe des jeunes. C’est pratiquement lui qui aurait initié cette messe et à partir de Ouidah.
Mais pour nous, séminaristes à l’époque, il apparaissait comme l’évêque très exigeant, mais aussi simple. Cette exigence qu’il témoignait à l’égard des séminaristes de son diocèse, je l’ai découverte dans les témoignages de ses anciens élèves des années 1965 au grand séminaire. Par ailleurs, sa simplicité décapante qui ne s’encombrait de parures, exprimait son humilité. Pour les vœux de fin d’année, une année, il ne s’était certainement pas souvenu du jour et de l’heure de passage des séminaristes. Ayant alors senti notre présence dans la cour de l’archevêché, de l’arrière-cour où il se trouvait, en pantalon et tee-shirt, sans s’embarrasser de rien, il nous a reçus ainsi. Rencontre familiale ! Il tenait à une formation de qualité qui fasse de ses séminaristes, des prêtres complets dont l’Eglise et la société au Bénin ont besoin. A la ferme de Kpanroun, chaque promotion de la seconde du séminaire de Parakou devait se rendre pour un mois de formation agro-pastorale. Autant que possible, il passait saluer les séminaristes au camp et à cette formation.

Quelles sont les qualités de ce grand prélat ?
Par son amour de la vérité, il avait une facture prophétique : il n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait, à tous, sans peur et sans exclusion. J’avais évoqué plus haut son humilité. Il était bien conscient de sa vocation et voulait y rester fidèle, malgré les divers défis qui pouvaient se poser à lui. « Je suis prêtre. Je tiens à rester prêtre ; je suis peut-être un mauvais prêtre, mais je veux mourir prêtre, parce que je suis heureux d’être prêtre et c’est là ma vocation », rappelait-il sur diverses tonalités. C’est l’expression de son amour pour Dieu dans l’Eglise.
Sa capacité de créativité et d’inventivité qui exprimait sa préoccupation d’être « l’évêque avec » et son attention à l’autre, lui faisaient cerner et discerner les enjeux ecclésiaux et socio-politiques afin d’y apporter sa petite contribution. Aussi a-t-il ouvert de nombreux chantiers et accompagné diverses œuvres, sensible aux pauvres, aux petits mais sans mépris pour la compagnie des riches et des grands (à plusieurs égards aussi des pauvres et des petits). Les nombreuses œuvres sociales (écoles, hôpitaux, centres de formation, etc.) par lesquelles il s’est remarquablement distingué ne constituent pas une valeur ajoutée à sa foi mais l’expression d’une foi en Dieu ancrée et incarnée dans les vicissitudes de l’histoire. Il voulait répondre aux préoccupations de son peuple et l’aider à préparer l’avenir. C’était un homme de vision qui savait, avec le peu qu’il avait et était, compter sur la Providence. Sa volonté de servir son peuple s’est structurée par une réflexion théologique inculturée, à travers des applications concrètes comme par exemple le centre médical Seyon, créé comme une passerelle de recherches entre médecine traditionnelle et médecine moderne.
Les diverses œuvres ecclésiales de Mgr Isidore de Souza et la qualité de son ministère politique révèlent un homme libre et libéré, d’abord par rapport à lui-même et par rapport aux privilèges.
Ces dispositions m’ont fasciné chez l’homme. Et je les ai vérifiées dans mes divers travaux réalisés sur lui, à partir de ses textes et des témoignages écrits de ceux qui l’ont connu. Mgr Isidore de Souza se présente comme un homme en quête permanente de cohérence.

Aucun homme n’est parfait dit-on. Quels sont alors les défauts de Mgr Isidore De-Souza ?
Je ne sais vraiment pas en quoi l’indication des défauts de Mgr Isidore de Souza comme de toute autre personne, si tant est qu’ils soient réellement connus, pourraient aider à aller de l’avant, pour un hommage à la mémoire. Mais je perçois à travers la question le défi de présenter de l’illustre prélat une figure historique et non mythique. Mgr Isidore de Souza était un homme comme nous, avec ses limites. Il a connu la maladie. Il sait s’emporter et s’enflammer… Il sait être passionné. Il sait pleurer et même publiquement, comme au jour de son sacre le 8 décembre 1981 ou le 15 décembre 1994 lorsque lui étaient remis au CODIAM les Actes de la Conférence nationale.
Par ailleurs, je renverrais à deux extraits de son testament : « J’ai la conviction d’être Christusi, même si bien des fois je me suis prostitué à d’autres dieux que mon Seigneur et Maître ». L’expression « je me suis prostitué à d’autres dieux » indique, dans le langage biblique prophétique (Mgr Isidore de Souza était un bibliste), la réalité du péché et souligne ici une dynamique de mystique sponsale. « Je demande aussi pardon à tous ceux et celles que j’ai offensés durant ma vie sur cette terre, spécialement ceux qui ont cherché à découvrir en moi le Christ et qui ne l’ont pas vu en moi ». Il ne s’agissait donc pas d’un surhomme, mais d’un homme bien conscient de la présence du péché dans sa vie.
Avoir des limites ou des défauts ne serait pas la chose la plus grave dans la vie d’un homme, mais ne pas savoir le reconnaître et se prendre pour le centre du monde est dangereux et suicidaire.

Nous savons tous que Mgr Isidore De-Souza a été un pionnier de la conférence des forces vives de la Nation et que son rôle a été déterminant pour le maintien de la paix dans notre pays. Est-ce que selon vous la place de l’Eglise dans les débats politiques est toujours d’actualité ?
Mgr Isidore a été réellement un acteur majeur du renouveau démocratique advenu par la conférence nationale. Porté par sa foi, il est entré dans l’histoire du Bénin comme témoin de réconciliation, du consensus, du dialogue. Par lui, à un moment historique crucial, l’Eglise a manifesté activement sa sollicitude par une présence qualifiée à la vie politique, comme elle continue de le faire, à histoires variables et à circonstances variées.
Parmi les causes du dégel de la crise socio-politique des années 1989, prend rang notable la fameuse lettre pastorale des évêques, au ton assez viril : « Convertissez-vous et le Bénin vivra ». Cette lettre situe bien la nature de la mission de l’Eglise dans les débats de société et de politique. L’Eglise n’a pas une mission politique : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoiqu’ à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes » (Gaudium et spes, n° 76). A cet effet, quand sont en jeu les problématiques relatives à la dignité de l’homme (justice et de paix) et à sa destinée future, l’Eglise qui « est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » ne peut pas ne pas réagir. Et elle assure et assume aujourd’hui encore cette grave mission, de son terrain propre, face aux loups nombreux et aux méthodes sophistiquées et même extraordinairement présents en son sein, par la prédication de l’Evangile assorti d’implications, par des lettres pastorales, par l’accompagnement d’hommes et femmes engagés en politique, et par la saine coopération avec le monde politique, dans le plein respect de la distinction. Celle-ci n’est ni séparation ni opposition.
L’Eglise a toute sa place dans les débats socio-politiques. La récente lettre pastorale des évêques : La vérité vous rendra libres (mars 2019) en est un exemple patent. L’Eglise, République des consciences, renonce à son être si elle n’annonce pas à temps et à contretemps la Bonne Nouvelle qui libère. Elle détermine ainsi l’histoire par l’indication de l’au-delà de l’histoire et par le témoignage des chrétiens, appelés à être sel et lumière du monde. Pour ce faire, nos Eglises en Afrique, activement très présentes de nos jours dans les débats politiques, pour bien déterminer ceux-ci de l’intérieur, doivent s’engager dans la formation éthique et citoyenne.

Tout récemment vous avez organisé un colloque international qui avait pour thème : Religion, politique et Développement en hommage à Mgr Isidore De-Souza. Quels étaient les enjeux ?
L’Ecole d’Initiation Théologique et Pastorale (EITP) a organisé du 1er au 3 février, en mémoire des vingt ans de décès de Mgr Isidore de Souza, un colloque international : « Religions, Politique, Développement. Le paradigme de Mgr Isidore de Souza ».
20 ans après, la mémoire de l’homme de Dieu habite toujours les cœurs et la conscience collective. Tempus fugit irreparabile. Et pourtant, c’est comme s’il était toujours parmi nous. De la prégnance de sa présence, signe de résurrection, il était nécessaire de dégager les raisons. Serait-ce dû aux hautes fonctions ecclésiales ou même de façon sporadique, politiques qu’il a assumées ? Certainement pas ; les gloires de ce monde sont si éphémères. Mais plutôt à la manière dont il a exercé les diverses formes d’autorité comme service du peuple surtout des pauvres et des faibles, par ses bonnes œuvres et son total don de soi. Nous aspirons tous à demeurer, même après notre mort ; le paradigme de cet homme nous est ainsi fourni.
Le colloque consistait alors en un modeste hommage à son statut religieux, à sa stature politique et à sa facture éthique, comme une célébration de la mémoire, avec des exigences d’actualisation. La mémoire est déterminante pour la vie d’un peuple. Pour le chrétien, elle a une dimension eucharistique et théologique comme anamnèse. Il faut sauver donc l’amnésie par l’anamnèse, en purifiant nos mémoires, souvent grevées de récits de haine, de division et d’exclusion. Mémoire et purification de la mémoire participent alors à l’identité d’un peuple. Elles sont importantes pour créer la culture des modèles, surtout chez les jeunes. La capacité à reconnaître le bien dans la vie de l’autre ouvre le cœur et la mentalité à la promotion du bien.

Quelles influences a eu ce colloque sur la situation politique actuelle de notre pays ?
Notre objectif ne consistait pas à influencer d’abord une contingence socio-politique particulière, mais à renvoyer aux fondamentaux des événements et des figures de la Conférence nationale, à la nécessité d’une implication socio-politique des chrétiens en cohérence avec leur foi. Le Manifeste du Colloque dresse bien, à partir des travaux du colloque, les différentes tâches à entreprendre. Par ailleurs, autour du colloque, nous avons senti une certaine effervescence, non seulement au regard de la figure de l’homme en jeu, mais aussi parce que cette assemblée de mémoire constituait une modalité sereine d’aborder certains sujets sensibles, à partir d’un témoin et d’un acteur crédibles.

Pensez-vous que les décisions de l’Eglise ont encore un impact sur le pouvoir politique ?
Les débuts des communautés chrétiennes ou certaines époques de leur maturation sont souvent marqués par des grandes figures, aux prodiges remarquables, mais plus assez manifestes après leur mort. Face à diverses contingences, Dieu fait surgir des hommes et des femmes, aux charismes exceptionnels. Mgr Isidore de Souza pourrait être classé dans cette catégorie. Mais le charisme ne disparaît pas pourtant après la vie de ces figures ; il reste désormais plutôt diffus dans le peuple, et non plus concentré en une seule personne.
Toutefois, nous avons à souhaiter que l’esprit de Mgr Isidore de Souza, au regard des enjeux actuels de notre Eglise et de notre cité, anime davantage d’autres hommes et femmes. Et que devons-nous faire à cet effet ? Il s’agit pour nous d’habiter la mémoire (non seulement faire mémoire de façon sporadique) de ces figures pour indiquer des repères pour aujourd’hui et demain. Pour Mgr Isidore de Souza, diverses œuvres que j’ai écrites sont disponibles pour nous y aider :
Mgr Isidore de Souza un prophète pour notre temps, Vie et orientations pastorales, 2004 ; Mgr Isidore de Souza, au service de la cité, Editions Hostie, 2006 ; Mes écrits. Textes rassemblés et présentés par Rodrigue Gbédjinou, Editons IdS, Cotonou, 2014 ; Isidore de Souza, Lettre à mes frères et sœurs. Pensées spirituelles et politiques pour chaque jour (présentées par Rodrigue Gbédjinou), 2009 ; Il était une fois, Isidore de Souza. Faits et histoires, 2019.

Un mot de fin à l’endroit du peuple en hommage à Mgr Isidore ?
Deux pensées de Mgr Isidore de Souza pourraient être lumineuses, au regard des pesanteurs qui jalonnent notre vie sociale et politique. La première, extrait d’une conférence aux prêtres de Cotonou, en 1991, indique l’état du non-amour dans notre pays :
« Si le démon que le Père Hebga chassait en Côte-d’Ivoire a pu dire : - Tu me chasses, je vais retourner chez moi. - Où est chez toi ? - Chez moi, c’est au Bénin ! Si le démon a érigé son royaume ici, je crois que c’est d’abord et avant tout parce que l’amour laisse à désirer dans notre pays. Il n’y a pas d’amour. Il n’y a pas de charité ».
La deuxième présente le secret pour vaincre le mal et le Malin (le démon) :
« Nous sommes fils de ce pays. Son avenir, c’est le nôtre. Son honneur, c’est le nôtre. Si nous l’aimons, c’est nous-mêmes que nous aimons. Si nous le dénigrons par les actes ou par la parole, c’est nous-mêmes que nous avilissons. La cause de ce pays est aussi la nôtre. Efforçons-nous de l’aimer sincèrement, d’un amour qui suppose détermination au travail, discipline et respect du bien commun, ascèse et sacrifice. Tout ce que nous faisons pour le pays, ce n’est pas perdu. Cela nous profite et accroît par voie de conséquence notre fierté nationale. La réussite de la Conférence Nationale et son impact mondial en sont la preuve » (Les valeurs chrétiennes de la démocratie).



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