Anne-Marie Akplogan, plasticienne : « Etre au foyer n’empêche pas d'être artiste, notre société doit relativiser les choses... »

1er octobre 2024

Surnommée ‘‘celle qui dessine les pieds’’, Anne-Marie Akplogan est artiste plasticienne qui, très tôt, a su se faire une place dans les arts contemporains du Bénin. Dans cet entretien, elle a fait part de son parcours. Le désir ardent de l’artiste, c’est d’apprendre sans cesse pour se révéler au monde entier.

Comment avez-vous croisé les arts plastiques ?
J’ai croisé les arts plastiques par hasard. Je ne savais pas ce qu’était le dessin à part quelques gribouillages. C’est en classe de Terminale que, quand il n’y avait pas cours, par ennui ou à défaut de me concentrer sur mes cours, je gribouillais, je dessinais ou je faisais des croquis de robes ou de personnages. Après le Baccalauréat, une dame m’a envoyé sur le campus pour chercher où on faisait les arts plastiques. Elle ne maîtrisait pas le domaine mais sachant que je gribouillais et que je faisais également du chantournage, elle voulait m’envoyer au campus universitaire d’Abomey-Calavi pour prendre des renseignements à l’Ensemble artistique culturel des étudiants (EACE). Mais, elle ne connaissait pas le nom à l’époque. J’ai passé toute une journée à chercher l’EACE sur le campus. Je demandais aux gens où se faisait le dessin et le chantournage car, je ne connaissais pas en ce temps l’EACE non plus. Les gens ne me comprenaient pas. Par désespoir, je voulais rentrer chez moi quand j’ai vu un objet chantourné devant un bâtiment. Je me suis dit que c’était l’endroit que je cherchais que j’ai trouvé. Après quand j’ai levé la tête, j’ai lu Institut national des métiers d’art, d’archéologie et de la culture (INMAAC). J’ai pris des renseignements. J’ai reçu le prospectus que j’ai feuilleté. Je me suis retrouvée plus dans la catégorie ‘‘Arts plastiques’’ et je me suis inscrite. De 2017-2020, j’ai fait le cycle de Licence. Je suis actuellement en phase de préparation de ma Licence. Pour mon mémoire, je travaille sur le thème : Cadres de formation en arts plastiques en République du Bénin de 1990 à 2024.
Une fois dans le milieu des arts plastiques, j’en voulais plus. Je ne voulais pas attendre la fin de ma formation avant de me lancer dans le milieu professionnel. Ainsi, j’ai commencé très tôt à me poser des questions, à m’adresser à toutes les personnes que je connaissais. Je cherchais à rencontrer ceux qui s’étaient fait un nom dans le domaine et dont j’entendais parler comme : Paterne Dokou, Dominique Zinkpè, Charly d’Almeida, Eric Médéda… En novembre 2018, j’ai fait ma première exposition collective au cours de la 5ème édition de la Journée Internationale des Arts Plastiques ‘’JIAP 2018’’ sous le thème ‘‘Plasticiens et univers inconnus’’ organisée par l’artiste Philippe Abayi. Ma deuxième exposition s’est faite en 2019 sous le thème ‘‘Afrique Autrement’’ organisée par l’association ‘‘African Arts’’ que dirige Paterne Dokou. J’y ai présenté trois portraits. Depuis lors, j’ai enchaîné avec les expositions jusqu’à ce jour. Je considère mes expositions comme des expériences particulières que je vis. Je me donne à fond pour mieux apprendre parce que mes expériences me permettent de cohabiter avec les autres et de dépasser mes propres limites.

En si peu de temps, vous avez pu vous faire une place sur la scène des arts contemporains au Bénin. Quel est votre secret ?
Je ne me suis pas limitée aux enseignements dans les amphis. Je voulais aller au-delà et j’ai donc commencé à faire des recherches pour en savoir plus sur le milieu. Au cours de mes recherches sur les réseaux sociaux, j’ai eu l’opportunité de postuler à un appel à candidature en 2018 malgré le fait que je n’avais pas un Curriculum vitæ. En 2019, pour participer à l’exposition l’Afrique Autrement, j’ai compris qu’il est nécessaire pour un artiste d’avoir un CV, un portfolio et un press-book. C’est comme cela que j’ai commencé à me positionner peu à peu dans le milieu.
Ma seconde exposition en 2019 m’a permis d’apprendre tout ce qu’il y avait sur le côté administratif et artistique. C’est comme cela que je me suis lancée et jusqu’aujourd’hui, je ne me suis pas arrêtée. J’ai continué à rechercher des appels à candidature, des ateliers, des workshops et des résidences. C’est tout cela qui m’a valu d’être où je suis aujourd’hui. J’ai essayé de faire ce que je peux pour avoir la connaissance qu’il faut pour pouvoir rester dans le milieu mais je suis consciente qu’il me reste encore beaucoup à apprendre.

A travers vos inspirations, quels sont les thèmes que vos œuvres véhiculent ?
Au début, j’ignorais qu’un artiste devrait avoir une démarche artistique. Je travaillais sans avoir aucune base et sans maîtrise. Je ne savais pas ce que c’était l’anatomie. Je ne connaissais rien. C’est la curiosité qui m’a permis de prendre connaissance peu à peu de ces détails nécessaires. Durant les cours de peinture avec la sœur religieuse Henriette Goussikindé, j’ai pu apprendre des notions comme le mélange des couleurs, la complémentarité des couleurs et tout ce qui va avec. Avec monsieur Verckys Ahognimètché lors des cours de sculpture, j’ai acquis des connaissances sur l’anatomie. Après, j’ai fait des recherches personnelles. J’ai commencé dès lors à dessiner ce qui me venait à l’esprit. Je dessinais tout et n’importe quoi. Je gribouillais. Finalement, petit à peu, j’avais décidé d’orienter mon art sur le sujet de la femme, de ses conditions de vie au foyer en partant de mon expérience personnelle. Je me suis dit que je ne peux que partir de moi-même et de ce qui était dans mon environnement immédiat. Je faisais le lien entre la femme artiste et celle qui doit rester au foyer, celle qui doit simultanément s’occuper de sa carrière artistique et de sa vie familiale, des difficultés pour la femme de travailler selon son inspiration alors qu’elle a aussi des responsabilités familiales. Je parlais de la femme en général et des enfants.
En 2023, j’ai ressenti le désir d’évoluer plus dans mon travail. Je me suis donc rapprochée de l’artiste Eric Médéda pour qu’il porte un regard d’aîné sur mon travail, histoire de me coacher et de m’orienter parce que je sentais que j’allais dans tous les sens. Le fait de ne pas avoir un espace de travail et le fait de ne pas savoir exactement comment me canaliser m’ont orientée vers lui. Il m’a ouvert ses ateliers. Ayant remarqué que dans toutes mes œuvres, un élément revenait souvent à savoir ‘‘le pied’’, il m’a suggéré de me focaliser sur ça. Petit à petit, j’ai commencé à développer ce côté et à travailler dessus. Depuis lors, je me trouve un peu mieux et plus concentrée. C’est ce qui m’a permis aujourd’hui d’être celle qui dessine les pieds.

Parlant des expositions, combien en avez-vous à votre actif ?
J’ai environ une dizaine d’expositions à mon actif. Les plus récentes sont celles que j’ai faites à l’Institut Français du Bénin, au Centre Culturel Chinois et sur la 5ième édition du festival Emomé’Art au Togo. En 2020, il y en a eu une à L’Art Galerie à Abomey-Calavi. Il y a aussi le projet Confusion que j’ai développé et qui a été financé par l’African Culture Funds (ACF). J’ai aussi exposé au CCRI à Ouidah. Je l’ai également fait au Burkina-Faso dans le cas de la RIPO (Rencontre Internationale de la Peinture de Ouagadougou).

Dans ces expositions, on vous a vue très collaborative. Le cas le plus récent est celui de l’Institut Français tout comme au Centre Culturel Chinois, c’était des œuvres collectives. Parlez-nous de cette facilité à collaborer avec vos collègues et vos aînés du milieu.
Je veux apprendre. Je me considère comme jeune dans le milieu parce que quand je regarde les autres, ils sont non seulement plus âgés que moi mais ils sont également dans le milieu avant moi. Ils ont une avance d’âge et d’expérience dans le milieu. Si je souhaite me faire une place, je ne peux que me rapprocher de ces aînés qui savaient comment cela fonctionne. Cette démarche me permet de mieux apprendre. Arrivée là-bas, je suis toute naturelle. Je n’hésite pas à exprimer ouvertement ce que je veux apprendre. Je suis curieuse et je n’hésite pas à poser des questions lorsque je ne comprends pas quelque chose. Quand on me donne une connaissance, je cherche à aller au-delà et à en savoir plus. J’ai une connaissance visuelle et donc, en voyant quelqu’un faire, j’essaie de m’améliorer. Cela me permet de me retrouver facilement dans les groupes où je peux apprendre de tout le monde. Pour l’exposition de CCC, elle était organisée et dirigée par l’artiste Eric Mededa, qui m’a conviée à y participer.
Il y avait beaucoup d’autres artistes comme Sika da Silveira, Charle d’Almeida, etc. Lors de ces rencontres avec tous ces artistes, nous discutons des sujets relatifs à l’art plastique. J’apprends manuellement et psychologiquement. J’invite les autres à me donner leur avis sur mes œuvres. Je voyais les autres travailler, j’observais comment chacun travaillait avec amour et était engagé pour le bien du commun. De l’autre côté avec monsieur Ludovic Fadaïro, pendant la résidence qu’a organisée l’Institut français du Benin, j’ai également beaucoup appris parce que c’est un aîné qu’on ne présente plus. Il partageait son savoir avec moi sans arrière-pensée et sans retenue, m’incitait à beaucoup lire les documents sur l’art et à mieux m’appliquer dans mes dessins. C’est à moi de faire la somme de toutes ces connaissances pour voir comment évoluer.

Comment la collaboration a-t-elle été faite sur le dernier projet initié par l’Institut Français au sein du trio constitué de Kéïrath, Arnaud et vous ?
Pour ce projet initié par l’Institut Français, j’ai été sélectionnée, j’ai travaillé avec monsieur Ludovic Fadaïro dans ses ateliers. Le travail avec lui était fait en plusieurs étapes. Premièrement, il fallait évaluer mon niveau à travers des exercices et des démonstrations pour voir comment orienter le travail à mon niveau. Ensuite, nous sommes passés à la phase pratique du projet où je travaillais directement sur toile comme j’en avais l’habitude mais avec un regard d’aîné derrière moi pour me guider. On a plus travaillé sur la matière pour qui, j’ai une préférence contrairement à la toile lisse. La manière dont je traitais mes toiles avant cette résidence a différé de toutes ces toiles que j’ai présentées à l’Institut Français. Et c’est grâce aux conseils qu’il m’a prodigués. C’était une belle expérience durant laquelle j’ai beaucoup appris et je continue de faire des recherches pour voir comment améliorer toutes ces connaissances. C’est après ces étapes que l’Institut français nous a accueillis et l’exposition a eu lieu dans leurs locaux. Je profite de l’occasion pour remercier toutes ces personnes, ces aînés, les journalistes et l’Institut français qui nous ont suivis.

En vous focalisant sur les pieds, est-ce toujours la même thématique sur les femmes que vous développez ?
C’est tout autre chose. Je peux quand même toucher tous les sujets à partir de là. Je parle généralement de la démarche de l’être humain parce que les pieds font de nous des éternels marcheurs. Nous sommes tous appelés à marcher, à bouger, à courir durant toute notre vie jusqu’à notre mort. On bouge vers où ? On marche vers quoi ? Dans quel but ? Ce sont des questions que j’aborde tout en touchant des sujets de part et d’autre tels que le sujet de la femme, de l’enfance, de la nature, etc. Je pars de cette démarche qui touche à la marche de l’être humain pour pouvoir mieux parler de tout ce qui m’entoure.

Pensez-vous que les arts plastiques peuvent nourrir son homme ?
Je le pense. Dès mes débuts, beaucoup de personnes cherchaient à savoir si je fais l’art plastique par passion ou pour gagner de l’argent. Je répondais que je sens que j’ai la chose et je veux juste apprendre. Je suis encore dedans. Et depuis le début jusqu’à présent, c’est le seul milieu où je me sens à mon aise même si à côté, je le combine avec la mode pour laquelle j’ai aussi une passion. Les arts plastiques me nourrissent parce que c’est ce que je fais le plus, c’est à cela que je me suis le plus donnée et cela paye. Il y a des aînés qui ne font rien d’autre mais qui en vivent et payent leurs factures.

Parlez-nous un peu des moments forts ayant marqué votre parcours dans cet univers
L’exposition ‘’Miroir’’ que j’ai faite à L’Art Galerie à Abomey-Calavi, dirigée par le photographe Germain Lanha en 2020, une exposition à laquelle j’ai participé grâce à Daniel Abijo. Quand bien même je faisais des expositions avant 2020, celle-ci m’a particulièrement amené à sortir de ma zone de confort et à aller au-delà de ce que je savais faire parce que je devais présenter à un public quelque chose de potable. Il y a eu l’accompagnement de l’artiste Gaël Daavo qui nous a suivis Iris Hounkanrin et moi dans le cadre de cette exposition. Il y a aussi eu mon projet ‘’Confusion’’ que j’ai dirigé avec Chakirou Salami qui m’a permis de sortir de ma zone de confort. C’était un projet de résidence et d’exposition faite avec Iris Hounkanrin où j’ai exposé dans quelques centres artistiques du Bénin tels que L’Art Galerie, la galerie Zato et au CCRI John Smith de Ouidah et à Goethe-Institut au togo. Cela m’a aussi permis de sortir de ma zone de confort et d’apprendre.
Après, il y a eu la sortie au Burkina-Faso qui était la première fois que je faisais un long voyage pour les arts plastiques. C’était des moments revigorants depuis le trajet jusqu’au retour au Bénin, j’ai rencontré de belles personnes. C’était une belle expérience.
Aussi, il y a ma sortie au Togo sur ‘’Emome’Art ’’ où j’ai vécu une expérience similaire. Rencontrer d’autres personnes qui partagent le même amour pour la même chose, pour la même cause, c’est souvent bien de se retrouver dans une telle ambiance. Après, il y a l’exposition avec l’Institut français sans oublier mon passage dans les ateliers Médéda qui était aussi un moment phare dans mon parcours artistique parce que c’est là que je me suis rendue compte que je peux parler de la marche de l’être humain.

Quels sont vos projets ?
Je veux travailler, continuer à m’améliorer dans ce que je sais faire pour aller plus loin. Je veux vraiment m’imposer, me faire une place dans ce milieu grâce à mon travail. C’est la raison pour laquelle j’essaie de donner tout ce que je peux et de ne pas forcer. Je laisse venir l’inspiration et je prends ce que cela me donne. Je souhaite participer à de grands projets d’ici et d’ailleurs, me faire connaître un peu partout dans le monde.

Pensez-vous que le milieu artistique, comme tout autre milieu professionnel, regorge de vices ?
C’est inévitable. Les arts plastiques ont leur côté noir comme tous les autres milieux. Néanmoins, c’est à chaque artiste de savoir comment marcher. Cela ne manque pas mais on fait avec. J’essaie de garder le sourire, d’être positive, de mieux collaborer avec mes pairs pour me sentir à l’aise dans ce milieu et pouvoir y tracer mon chemin.

Ne trouvez-vous pas qu’ici, c’est complexe d’être femme au foyer et de pouvoir se consacrer aux arts plastiques en tant qu’artiste du domaine ?
C’est une complication d’être une femme dans le milieu parce que la société africaine dit que la femme est censé rester au foyer tandis que l’homme assumera tous les besoins. Il faut comprendre que la femme est un être humain qui est appelé à se développer. Rester au foyer devient parfois ennuyant non pas en raison des tâches ou des rôles mais en raison de l’inactivité, en tout cas pour des personnes comme moi. Depuis mon enfance, j’ai un amour pour les activités manuelles, les travaux champêtres, le perlage, etc. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai refusé d’embrasser une filière qui me mènerait à être bureaucrate. Je convie la société à mieux relativiser les choses et à permettre aux femmes de s’exprimer. C’est à la femme de savoir comment gérer. Être au foyer n’empêche pas d’être artiste.

Avez-vous un message à l’endroit des autorités et de votre public ?
Je tiens à remercier le gouvernement actuel grâce à qui le milieu artistique au Bénin est un peu plus mis en exergue. La population sait qu’on peut faire du dessin et en vivre contrairement au passé où les parents n’encourageaient pas leurs enfants à faire ce métier. Mais aujourd’hui grâce au mur du port, tout le monde y va pour se prendre en photo. C’est un plus pour les artistes plasticiens.
Au-delà de cela, je reste convaincue que j’ai l’obligation de continuer à travailler. Je ne peux pas lâcher car c’est ce que je sais faire de mieux. Je vais continuer à travailler pour mieux montrer à mes parents qui me soutiennent malgré leur réticence au début mais qui a changé au fil des ans que j’avais raison de faire ce choix et que je l’assume entièrement. Je me dois de leur montrer que ce métier n’est pas de l’à-peu près mais un métier comme tous les autres dont on peut vivre et où on peut être heureux. Je dis un grand merci à toutes ces personnes qui me suivent, me soutiennent et m’encouragent. Le meilleur reste à venir.
Par Fidégnon HOUEDOHOUN



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