Ben Aymar BINASSOUA, expert en finances publiques à propos de la Cour des comptes : « Cette juridiction doit renvoyer une image positive aux Béninois »

Moïse DOSSOUMOU 30 avril 2021

Inspecteur des impôts, chercheur en droit public, Ben Aymar BINASSOUA, spécialisé en finances publiques nous livre ici ses impressions à chaud sur l’opérationnalisation de la Cour des comptes. Notre invité en profite pour évoquer le rôle et les attentes placées en cette juridiction. Selon lui, une réelle indépendance d’une Cour des comptes dotée de moyens conséquents lui permettra d’assurer valablement son office d’assainissement des comptes publics.

Après la révision constitutionnelle de novembre 2019 qui a consacré la création de la Cour des comptes, il a fallu attendre avril 2021 pour son opérationnalisation. Quelles sont à votre avis les raisons qui militent en faveur de ce retard ?
Il y a une procédure qui va d’une loi constitutionnelle à la matérialisation physique de ce qu’elle dispose. Il y a le temps du vote de la Constitution, le temps de sa promulgation, le temps des lois organiques, le temps des lois ordinaires, le temps de la définition des profils des membres etc… Puis vient le temps de la nomination. Le texte constitutionnel primaire à lui seul ne suffit pas à rendre effective l’opérationnalisation de la Cour des comptes. Il ne vous échappe pas que la constitution est la norme suprême au sein d’un Etat et n’a pas vocation à régir en détail le fonctionnement des différents pouvoirs publics. La constitution a essentiellement pour fonction de répartir les compétences entre les différentes institutions. C’est aux normes infra constitutionnelles de compléter l’architecture mise en place par la constitution. Il est donc d’usage que sur plusieurs points, la constitution appelle des ajustements normatifs ou renvoie à la prise d’actes complémentaires par le législateur. C’est le sens des alinéas 5 et 6 de l’article 134-3 (nouveau) de la constitution qui renvoient à une loi organique et à une loi ordinaire pour établir respectivement la compétence, la composition, l’organisation et le fonctionnement de la Cour des comptes d’une part et d’autre part pour les procédures suivies devant la Cour des comptes. De plus, l’article 134-5 (nouveau) alinéa 1 confie au législateur le soin de déterminer le statut des membres de la Cour des comptes. Après cette étape, il y a d’autres chantiers qui s’ouvrent. Il s’agit entre autres des dispositions pratiques à prendre. Ces dispositions pratiques sont contraintes par une chronologie d’actes. Nous en sommes finalement arrivés à la nomination d’une Présidente qui est l’aboutissement d’un processus longuement mené. On espère que cela donnera une nouvelle vitalité à la démocratie financière.

Qu’entendez-vous par "démocratie financière" ?
Elle est basée sur l’exigence de reddition des comptes de la part des mandataires. Une comparaison avec la France amène à évoquer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui en fonde le principe. Selon l’article 15 de ladite déclaration, la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. C’est donc au nom de la démocratie financière que sont opérés les différents contrôles par les juridictions financières, qu’il s’agisse de mettre en jeu la responsabilité des comptables publics ou celle des administrateurs en matière de discipline budgétaire et financière. C’est la base des principes qui gouvernent la responsabilité en droit de la comptabilité publique et en particulier de la responsabilité des comptables publics.

Quels sont les effets induits par la création de la Cour des comptes sur notre ordonnancement juridique national ?
L’ordre juridictionnel des comptes et plus largement l’ordre juridictionnel financier s’autonomisent. Il n’est plus organiquement inféodé à la Cour suprême. Cette autonomie est renforcée par la consécration par la constitution d’un conseil supérieur des comptes, distinct du conseil supérieur de la magistrature qui assiste le président de la République garant de l’indépendance de la Cour des comptes. Il faut préciser que par cette avancée, le Bénin conforme son paysage institutionnel au droit communautaire. En effet, la création de la Cour des comptes est une exigence communautaire. La directive 01-2009/CM portant code de transparence dans la gestion des finances publiques dans l’UEMOA prescrit en son point 5, que les finances publiques et les politiques qu’elles soutiennent sont soumises au contrôle externe de la Cour des comptes dont la création est obligatoire dans chaque Etat membre. Notre pays ne partage donc plus la dernière place avec le Mali qui reste le seul pays de la sous-région à n’avoir pas encore tiré toutes les conséquences des dispositions communautaires.

Pouvez-vous nous faire part brièvement des missions de la Cour des comptes ?
Les missions de la Cour des comptes sont celles qui lui sont reconnues par la constitution et les textes législatifs organiques et ordinaires. Certaines relèvent des missions juridictionnelles et d’autres des missions non juridictionnelles. Au titre des missions juridictionnelles, on peut globalement préciser celle du jugement des comptes des comptables patents et de fait, la mise en œuvre des procédures à l’encontre de tous les gestionnaires pour les fautes de gestion. Au titre des missions non juridictionnelles, on peut citer celle relative à l’assistance. La Cour assiste le gouvernement mais aussi le parlement dans sa mission de contrôle politique et de règlement des comptes de la Nation. La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2013 consacre également les missions d’audit et de certification des comptes de l’Etat et des collectivités locales. La certification remplace désormais la déclaration générale de conformité.

Précédemment en service à la Chambre des comptes de la Cour suprême, c’est la magistrate Ismath Bio Tchané épouse Mamadou qui a été désignée pour prendre les rênes de la Cour des comptes. Le Président Patrice Talon a-t-il raison d’opter pour la continuité ?
La nomination du président ou de la présidente de la Cour des comptes est une prérogative constitutionnellement reconnue au Président de la République. Cette prérogative est doublement limitée. Il y a l’obligation qui lui est faite de requérir l’avis du Président de l’Assemblée nationale ; mais aussi celle de procéder à cette nomination parmi plusieurs profils limitativement définis. Il s’agit des magistrats, des juristes de haut niveau, des inspecteurs des finances, des administrateurs du trésor ou des impôts, des administrateurs des services financiers, des économistes gestionnaires ou des experts comptables ayant au moins 15 ans d’expérience professionnelle. Le président de la République a fait le choix d’une magistrate qui avait déjà officié au niveau de la Chambre des comptes. Dans l’hypothèse que cette option participe de la volonté d’inscrire l’action de la juridiction financière désormais émancipée dans la continuité, il faut espérer que cette continuité s’accompagne d’une nouvelle vigueur. Car il faut bien le rappeler, le Bénin est engagé dans la réforme des finances publiques. Cette réforme promeut la modernité, l’efficacité, la méthode, la rationalité. La rhétorique, la théorie et la pratique de ces réformes, la nouvelle présidente les connaît certainement de par son ancien positionnement administratif.

Un profil magistrat est-il mieux placé pour animer une juridiction dans le nouveau contexte que vous décrivez ?
La constitution a fixé le profil pour diriger la Cour des comptes. Organiquement, la Cour des comptes est une juridiction et du moment qu’on y est nommé, on doit se parer des prérogatives de juge financier et s’approprier des référentiels qui lui sont propres. Une fois nommé à la Cour des comptes, on prend une nouvelle dimension, en devenant magistrat financier. Des auditeurs, des assistants de vérification et même des experts externes sont susceptibles d’appuyer techniquement les magistrats dans l’accomplissement de leur mission.

Que voulez-vous dire ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que dans le fond, la Cour des comptes est consacrée par le constituant comme l’institution supérieure de contrôle des finances publiques (ISC) au Bénin. Mais à la différence des pays anglo-saxons dont les ISC sont des organismes publics d’audit non juridictionnels, le constituant béninois a décidé de lui donner une forme juridictionnelle. Ceci est conforme à la culture juridique ayant cours dans les pays francophones qui ont pris l’ISC française comme modèle. Ce n’est donc pas a priori la mission de la Cour qui fait de ses membres des magistrats ou des juges (financiers). La mission fait d’eux d’abord des financiers, des vérificateurs, des examinateurs de comptes, des certificateurs ou encore des auditeurs. Malgré cette précision, il faut dire qu’il y a une ambigüité historique sur la mission de la Cour des comptes. Alors que l’empereur Napoléon est considéré comme l’artisan principal de la création en 1807 de la Cour des comptes en France, Martin GODINS, son ministre des finances, était opposé à toute idée visant à conférer un caractère judiciaire au travail de comptabilité ou de reddition des comptes que devrait assurer l’institution. « Régler des comptes est une opération de simple administration », disait-il. Le modèle juridictionnel a fait son chemin et malgré les réticences historiques, elle s’internationalise et inspire les pays d’Afrique francophone dont le Bénin. Et c’est parce qu’elle prend cette forme et qu’elle est constitutionnellement instituée au rang des organes du pouvoir judicaire que l’Institution supérieure de contrôle des finances publiques du Bénin, peut offrir certaines garanties à ses membres. Exerçant une fonction de contrôle en matière financière mais en la forme juridictionnelle, ils ont donc le statut de juge financier. Les membres qui y siègent exercent des fonctions en matière de finances publiques mais avec un statut de juges. En pratique, ils ont leur référentiel, leur périmètre et champ de compétence distincts de ceux des juges judiciaires même si de façon ponctuelle, certains principes et standards leur sont communs. C’est le cas par exemple du respect du principe du contradictoire.

Vous semblez rassurer sur l’indépendance de la magistrature financière ? Existe-t-il des garanties effectives dans ce sens ?
La loi organique 2020-38 qui régit la compétence, la composition, les attributions et le fonctionnement de la Cour des comptes et du Conseil supérieur des comptes a expressément consacré en son article 2 alinéa 2 l’indépendance de la Cour des comptes vis-à-vis des pouvoirs politiques. L’indépendance organique de l’institution béninoise de contrôle des finances publiques doit se traduire par une véritable indépendance fonctionnelle. L’appréciation de l’indépendance effective de la Cour doit se faire à l’aune de la composition du conseil supérieur des comptes mais surtout de sa capacité à garantir l’effectivité sans immixtion ni influence quelconque, des fonctions du juge financier dans sa mission de demander au nom de la société des comptes à tout agent public. Il en est ainsi parce que cet organe joue un rôle déterminant en matière de discipline des magistrats financiers, de gestion de leur carrière et aussi de sécurité. Au passage, le Conseil supérieur des comptes est composé de membres de droit (le Président de la Cour des comptes qui en assure la présidence, le garde des sceaux, ministre chargé de la justice, qui en assure la vice-présidence, le ministre des finances, celui de la fonction publique, le procureur général près la Cour des comptes, des Présidents de chambre de la Cour des comptes) et d’autres membres ( un représentant des Conseillers de la Cour élu par ses pairs ; un représentant des Présidents des Cours régionales des comptes ; deux personnalités ne relevant pas des juridictions financières connues pour leurs qualités intellectuelles et morales nommées par le Président de la République et le Président de l’Assemblée nationale). Ce sont ces personnalités qui sont chargées de défendre auprès du Président de la République et de tous les autres pouvoirs publics l’indépendance de la Cour des comptes.

L’ex Chambre des comptes de la Cour suprême était sujette à plusieurs difficultés liées notamment à l’insuffisance des ressources humaines, matérielles et financières. Pensez-vous que la Cour des comptes connaîtra un meilleur sort ?
La juridiction financière émancipée ne doit pas perpétuer l’image que véhiculent à tort ou à raison les juridictions financières de la zone UEMOA. C’est-à-dire celle d’une institution atrophiée, squelettique, privée de moyens humains, matériels et financiers qui ne saurait être à la hauteur des nouvelles missions qui lui sont assignées. La première condition pour ne pas perpétuer cette image est qu’elle dispose des moyens. Ces moyens dépendent de l’exécutif à travers le ministre des finances qui siège au conseil supérieur des comptes. L’efficacité de la Cour dépend ensuite de la volonté de l’ensemble des acteurs qui l’animent, de leur engagement à jouer leur rôle dans l’implémentation de la culture de la performance. Enfin, la Cour des comptes doit s’atteler à donner une image positive d’elle auprès des Béninois, usagers, citoyens, contribuables et électeurs. Car en tant que mandants, c’est en leur nom et pour leur compte que les ressources publiques sont mobilisées et les dépenses exécutées. C’est le sens de l’article 3 de la Loi 2020-38 portant loi organique de la Cour des comptes votée par les députés le 30 décembre 2020 qui dispose que les arrêts de la Cour des comptes sont rendus au nom du peuple béninois.

Quels sont les changements attendus de l’intervention de la Cour des comptes sur la gestion des ressources publiques ?
Globalement la Cour est attendue pour garantir par ses différentes interventions le respect par les comptables et gestionnaires publics des précautions nécessaires pour la bonne utilisation de l’argent public. Elle doit également inscrire ses interventions dans l’appréciation de l’efficacité, de l’efficience, de l’économie, bref de la performance dans l’utilisation des ressources publiques. Elle dispose à cet effet de plusieurs leviers. La réussite de la mission de la Cour dépend grandement de l’accueil que les pouvoirs publics réservent à ses interventions, surtout celles s’inscrivant dans le cadre de ses missions non juridictionnelles.

Dans votre précédente réponse à la question, vous estimez que la cour dispose de plusieurs leviers. Quels sont ces leviers ?
Ces leviers sont nombreux. Ils sont liés aux missions juridictionnelles et non juridictionnelles. Certains avaient été précédemment énumérés. S’il faut en compléter, on ne saurait passer sous silence les rapports publics annuels et les rapports sur l’exécution de la loi des finances qui s’inscrivent dans le cadre des missions non juridictionnelles. Ce sont des sources contradictoires d’information sur la gestion et l’emploi des fonds publics et mises à disposition du parlement et du public par la juridiction financière. Leur vulgarisation rend le public juge des constats et griefs relevés et mentionnés par elle, ce qui en toute hypothèse, semble une forme de sanction certes non juridictionnelle mais tout aussi infamante quoique non afflictive.

Dans le contexte actuel, la Cour des comptes peut-elle lutter efficacement contre la corruption ?
La corruption et les infractions connexes relèvent du juge pénal. Par ses contrôles, la juridiction financière combat la mauvaise gestion. Il n’est pas exclu que la mauvaise gestion trouve sa source dans la corruption ou que les interventions de la Cour révèlent ces types d’irrégularités de nature pénale. Dans ce cas, le signalement doit être fait à l’autorité judiciaire en vue de poursuites éventuelles. La juridiction compétente est alors saisie des faits présumés délictueux ou criminels, de nature à entraîner des poursuites grâce à la saisine du ministère public pour la mise en mouvement de l’action publique. Elle peut également saisir les autorités hiérarchiques aux fins de la prise de sanctions administratives à l’encontre des responsables et agents publics ayant commis des irrégularités dûment constatées au Cours de ses contrôles. Il faut préciser que la Cour des comptes est habilitée à prendre ou à faire prendre des mesures conservatoires en raison des irrégularités constatées à l’occasion de ses contrôles. Il s’agit d’un aspect très novateur par rapport à d’autres pays.

Réduite maintenant à deux Chambres, la Cour suprême ne risque-t-elle pas de devenir une peau de chagrin ?
La nouvelle répartition des pouvoirs consacre la Cour suprême comme la plus haute juridiction de l’Etat en matière administrative et judiciaire. Elle cumule donc deux matières. Si elle avait par le passé été consacrée comme la plus haute juridiction de l’Etat en matière des comptes, on ne peut pas estimer qu’elle s’était particulièrement illustrée dans ce domaine. Il n’est donc pas sûr que cette autonomisation de la juridiction financière ait un impact particulier sur la Cour suprême.
Propos recueillis par Moïse DOSSOUMOU



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