Entretien avec le Professeur Léonard Wantchekon : « Il n’y aura pas une parité fixe au niveau de la monnaie commune de la Cedeao »

Moïse DOSSOUMOU 26 décembre 2019

Président de l’African School of Economics (Ase), Professeur de Sciences Politique et Economique à l’Université de Princeton aux Etats Unis, premier économiste de l’Afrique noire à être élu dans l’organisation savante la plus prestigieuse en Economie dans le monde, membre de l’Académie Américaine des Arts et de la Science, vice-président de l’association américaine de science politique, Docteur honoris causa de l’université de Stallenbush en Afrique du Sud, le Béninois Léonard Wantchekon se prononce ici sur la fin annoncée du cfa. Au-delà de l’émotion, cet intellectuel accompli suscite la réflexion pour un véritable essor économique de l’Afrique de l’Ouest.

Le samedi 21 décembre dernier à Abidjan en présence de Emmanuel Macron, la convention qui met fin au franc cfa dans la zone de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) a été signée. Est-ce une bonne nouvelle pour les panafricanistes ?
Oui, c’est une bonne nouvelle parce que le système colonial ou post colonial étant discrédité, tout progrès est à saluer. Maintenant, il faut vraiment qu’on comprenne les motivations de cette nouvelle donne et ce qui va réellement changer.

Qu’est-ce qui pourrait expliquer le sentiment anti cfa au sein de la jeunesse africaine ?
Il y avait le compte d’opérations, c’est-à-dire le fait qu’une bonne partie de nos réserves en devises étrangères soit détenue par la banque de France. Ensuite, la présence des représentants français dans les instances de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) fait que les décisions prises par rapport à la politique monétaire étaient inspirées ou contrôlées par la France. Tout ceci était excessif et grossier.
Notons que le sentiment anti cfa s’est développé depuis les années 1960. Je me rappelle dans ma jeunesse que cette question était le cheval de bataille de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (Feanf). La fin du cfa peut aussi être perçue comme le couronnement de tous ces combats. À présent que ce verrou est sauté, il ne faudrait pas que nous perdions l’opportunité de travailler et de réfléchir afin que des progrès économiques réels se fassent. C’est un peu comme la démocratie. Quand on se bat dans un système autocratique pour qu’il y ait les libertés, dès que c’est obtenu, il faut travailler pour que ça génère des changements réels.

Au départ, l’Eco était une initiative de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). L’Uemoa ne vient-elle pas un peu couper l’herbe sous le pied de la Communauté ?
Dans un certain sens, c’est un peu comme si les pays francophones organisés au sein de l’Uemoa sont en train de prendre une décision collective pour négocier le poids de leur monnaie dans les réformes monétaires en cours, notamment avec le Nigéria et le Ghana. Cela se comprend, parce qu’ils étaient tous liés par une monnaie commune. Dans un autre sens, ce qui pourrait rendre réticents le Nigéria et le Ghana, c’est que l’ancien pouvoir colonial continue de peser énormément dans la création de la monnaie unique de la Cedeao. Je ne vois pas cela comme un problème, puisqu’il s’agit d’un processus progressif.

Cela suffit-il pour venir à bout des réticences nigérianes et ghanéennes ?
Il y a plus que ça. La tension actuelle entre le Nigéria et le Bénin pour ce qui est de la fermeture des frontières, les progrès à réaliser pour ce qui est de l’intégration économique régionale, tout ceci va peser dans la réforme de la monnaie unique de la Cedeao. C’est évident que la question de la parité fixe entre l’Eco et l’Euro sera difficile parce que les monnaies des autres pays sont flexibles (Naira, Cedis). Les raisons avancées pour justifier la parité fixe de l’Eco ne me semblent pas convaincantes. Si vous prenez par exemple le Nigéria, le Ghana, l’Ouganda et le Mozambique, leurs monnaies n’ont pas la parité fixe et ne sont pas directement liées au dollar ou à l’euro. Ils ne semblent pas plus vulnérables à l’inflation que les pays francophones. Donc, on devrait être en mesure de tourner dos à la parité fixe et de limiter l’inflation. Ce qui est clair, la parité fixe va être un point de discorde au niveau de la Cedeao. Une chose est évidente, une monnaie Cedeao sera un instrument puissant d’intégration économique régionale.

Entre une monnaie fluctuante et une monnaie à parité fixe, qu’est-ce qui va le plus favoriser la zone Cedeao ?
Ce qui est clair, il n’y aura pas une parité fixe au niveau de la monnaie commune de la Cedeao. Ce sera flexible jusqu’à un certain degré, car les autres pays de la sous-région ont déjà ce régime. Le problème fondamental que le Cfa posait, c’est que cela ne facilitait pas les rapports économiques des pays africains vers des pays autres que la France. Il était difficile pour un producteur du Bénin ou de la Côte-d’Ivoire d’avoir accès au marché mexicain ou indien par exemple.
On parle beaucoup du symbolisme, du fait que le Fcfa est contrôlé par la France. Mais il faut voir au-delà afin de faire les choix économiques et monétaires les plus pertinents. Il se dit par exemple qu’il est plus facile d’avoir accès au crédit au Nigéria et au Ghana contrairement au Bénin. Le Fcfa explique-t-il cet état de choses ? Les nouvelles réformes vont-elles changer cela ? Voilà les questions qui devraient nous interpeller afin que nous prenions la bonne direction. J’espère que le débat sera plus scientifique et qu’il ne sera pas seulement idéologique. Nous devons étudier sérieusement le mal que l’ancien système présentait pour plusieurs aspects de notre économie et décider quoi changer avec les réformes qui s’annoncent.

Qu’est-ce qui doit réellement changer ?
C’est une question qui préoccupe. Je me propose de me mettre ensemble avec des collègues pour y réfléchir de façon rigoureuse et scientifique sur la base de données fiables.
Déjà, ce qui doit changer, c’est que la nouvelle réforme doit faciliter l’accès des pays africains aux marchés non européens, notamment asiatiques et américains. La nouvelle réforme doit nous donner plus d’autonomie de choix quant à nos partenaires économiques au plan mondial. Il faut aussi souligner que l’accès à d’autres marchés nous permettra d’être plus performants et compétitifs.

A votre avis, pourquoi la zone de la Communauté monétaire et économique de l’Afrique centrale (Cemac) n’est pas prise en compte pour l’instant pour ce qui est de l’abandon du Cfa ?
La pression populaire contre le cfa est tout aussi forte en Afrique Centrale qu’en Afrique de l’Ouest. L’urgence de la réforme en Afrique de l’Ouest pourrait se justifier avec la présence du Nigéria et du Ghana, le Fcfa étant souvent très critiqué par les économistes Nigérians.
Propos recueillis par Moïse DOSSOUMOU



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