Ousmane Batoko, membre du Comité d’organisation de la conférence nationale : « Le pays a gagné d’abord en instauration et en restauration de dialogue… »

Arnaud DOUMANHOUN 19 février 2020

Le président de la Cour suprême, Ousmane Batoko qui fut aussi membre du Comité d’organisation de la conférence nationale de février 1990, évoque les coulisses de ce rendez-vous historique, non seulement pour le Bénin, mais pour tout le continent africain. « Malgré les instructions que j’ai reçues du président Mathieu Kérékou d’arrêter la diffusion en direct des débats, je lui ai dit que je ne vais pas arrêter tout simplement parce que je ne peux plus l’arrêter ».

Le Bénin prépare les 30 ans de la conférence Nationale. Vous avez été l’un des artisans de cette rencontre nationale. Quels sont aujourd’hui vos souvenirs ?
D’abord le principal souvenir que je garde, c’est l’ambiance dans laquelle nous membres du comité préparatoire avons travaillé. Nous avons été mis en place en Novembre 1989 par le président Kérékou par un décret qu’il a pris. Nous nous sommes retrouvés huit ministres membres du gouvernement, huit ministres dont j’étais le seul membre du comité central du Parti Révolutionnaire Populaire du Bénin (PRPB). Je crois également que j’étais le plus jeune des huit à l’époque. Nous avons donc travaillé sans désemparer pendant 03 mois. Nous n’avions ni weekend, ni jour de repos, ni congé et nous avons travaillé ainsi pendant plus de 90 jours, à nous consacrer presque exclusivement aux discussions, aux débats, à l’élaboration des documents. Par exemple, c’est moi qui étais chargé d’élaborer le document du bilan politique, depuis l’indépendance jusqu’à la veille de la convocation de la conférence nationale.
D’autres ont été chargés de rédiger les rapports sur les questions économiques et d’autres encore sur des questions de la justice. Chacun des huit membres s’est investi sans compter. Et c’est le moment de dire que nous n’avions aucun budget en tant que comité préparatoire. Chacun de nous se déplaçait avec sa voiture pour aller aux réunions et nous nous débrouillons également pour manger surtout à l’occasion des déjeuners et parfois des dîners. On travaillait même au-delà de 23 h, voire de minuit. Mais en notre propre sein il y avait une certaine forme de cohésion et de solidarité qui faisaient que quelqu’un se levait et pouvait prendre en charge le déjeuner de tout le groupe. A telle enseigne que ce type de comportement était devenu une forme d’émulation vraiment interne entre nous. Ça nous stimulait et je l’ai retenu.
C’est pour aller à la phase de la conférence nationale que nous avons élaboré un budget avec tout ce que cela comporte d’aléas. Parce qu’à l’époque, les salaires n’étaient pas payés parce que le gouvernement n’avait pas d’argent. A l’époque, nous avions tapé aux portes, en particulier ceux des organismes internationaux comme le PNUD, l’USAID, l’Unicef, etc. Et c’est tous ceux-là qui ont contribué chacun à sa manière pour nous permettre d’avoir une cagnotte qui nous a permis de démarrer les travaux de la conférence nationale sans être sûrs que les deux premiers jours de la conférence nationale seraient déjà couverts en matière de dépenses. Et d’ailleurs, à la fin du deuxième jour, on avait plus de rond. Nous avons dû nous en référer au président Mathieu Kérékou qui a demandé au ministre des finances de l’époque, de racler les fonds des casseroles pour que la conférence ne foire pas, parce qu’il n’y a avait pas d’argent pour donner à manger aux conférenciers. Ce sont des aspects qui m’ont marqué.
Deuxièmement, tous les conférenciers qui sont venus de l’étranger étaient les plus nombreux et étaient à leurs frais. Ils ont payé eux-mêmes leurs billets d’avion, certains du Canada, d’autres des Etats-Unis, de l’Europe, d’Afrique etc. Chacun d’eux a payé ses frais de voyages et ses frais de séjour. C’était le déjeuner que nous comité d’organisation nous nous efforcions d’assurer pour tous les conférenciers. On s’était retrouvé avec 515 ou 520 participants à peu près à la conférence. S’il faut compter aussi le comité d’organisation, la sécurité, etc. c’est à peu près 800 voire 1000 personnes qui se sont retrouvés sur le site du PLM Alédjo.

Quels sont les grands enjeux de cette conférence nationale ?
L’enjeu principal, c’est que les Béninois se parlent entre eux, et qu’ils se parlent dans un langage direct et franc, sans faux-fuyant. C’est vrai que certains conférenciers n’ont pas pu se retenir dans les griefs qu’ils articulaient contre le dirigeant de l’époque. Certains n’ont même pas su se contenir, se maîtriser si bien que dans la salle, ça volait de tous les côtés. On nous traitait de tous les noms, de tous les maux. Quand quelqu’un a mal au ventre parce qu’il avait mal digéré en venant de chez lui, c’étaient les membres du PRPB.
Cela avait d’ailleurs conduit à ce que quelqu’un comme le président Hubert Maga, le président Ahomadégbé aient demandé à réagir au sujet des propos qui se tenaient parce que les gens ne se maîtrisaient pas, ne se retenaient pas, n’avaient pas la courtoisie dans le langage, ni dans le comportement. Ces deux anciens présidents avaient demandé que la diffusion en direct des débats puissent être arrêtée. Parce qu’entendre les Béninois s’insulter les uns les autres sans aucune retenue était devenu quelque chose d’insupportable.
Mais personnellement, sachant comment nous avons pu arriver là et que l’enjeu principal était que les Béninois se parlent entre eux sans langue de bois, je me suis dit que c’est une manière pour eux de se défouler. C’est une sorte de cataclysme collective qu’il fallait organiser, accepter pour que les gens en se défoulant se dégagent, dégagent leur cœur et leur ventre. Qu’on exorcise ces sentiments de frustration, d’humiliation que certains ont emmagasiné des années durant. Donc, personnellement malgré les instructions que j’ai reçues du président Mathieu Kérékou d’arrêter la diffusion en direct des débats de la conférence nationale, je lui ai dit que je ne vais pas arrêter tout simplement parce que je ne peux plus l’arrêter. Il dit ‘’non’’, c’est vous le ministre de l’information et de la communication donc je vous dis d’arrêter. Je lui ai répondu encore que je ne peux pas arrêter.

Avec le recul, qu’est ce qui a permis aux Béninois de sortir gagnants de cette conférence nationale ?
La plupart de tous ceux qui s’étaient retrouvés au Plm Alédjo n’avaient d’autre but que non seulement de se parler mais également de sortir le pays du bord du gouffre où il était. D’aucuns diront que nous étions déjà dans le gouffre mais moi je pense que nous étions au bord du gouffre puisse que le pays tenait quand même debout malgré tout. Tous ceux-là avaient un amour profond pour leur pays. Très peu parmi eux avaient mis en avant leur égo, leurs ambitions, leurs propre intérêts. Chacun avait pour préoccupation le Bénin. Ça nous a permis de déboucher en 8 jours seulement sur des conclusions que tout le monde a appréciées. J’ai vu ailleurs, les gens ont fait des conférences nationales qui ont duré un an.

Qu’est-ce que le pays a gagné après cette conférence nationale ?
Le pays a gagné d’abord en instauration et en restauration de dialogue. C’était un dialogue franc. Deuxièmement, le pays a gagné en cohésion sociale en relevant ce qui paraît essentiel comme fondement de ce lien entre les peuples du Bénin. Ensuite, le pays a gagné en élévation politique car nous étions au bord du gouffre et on a pu s’en sortir. C’est pour la première fois sur le continent africain, qu’un pays a osé se mettre debout alors qu’il était presque parterre, parce qu’il a pu organier ce dialogue direct. Sans compter la renommée de l’initiative béninoise. Puisque l’initiative a été reprise un peu partout sans forcément parler de conférence nationale mais de Dialogue national ou d’assises nationales ou encore de rencontre nationale. Le Bénin a gagné aussi en stabilité. Ça fait trente ans que la démocratie béninoise continue, même si c’est cahin-caha, son petit bonhomme de chemin.

30 ans après, quel bilan on peut faire aujourd’hui du chemin parcouru ?
Le Bénin n’est pas par terre. C’est vrai que nous avons connu un choc terrible avec les législatives de 2019 tel que le pays n’en a jamais connu depuis son indépendance. Est-ce que nous pouvons considérer que cela participe de ce qu’on peut appeler les soubresauts du progrès démocratique, peut-être, parce qu’aucune démocratie ne se développe comme un long fleuve tranquille ? D’ailleurs, plus un fleuve est long, plus il n’est pas tranquille. Parce que trente années, d’aucuns diront que ce n’est pas long mais c’est beaucoup pour une expérience démocratique. C’est pour cela que je dis que nous devons tirer toutes les leçons de ce choc que nous avons connu avec les élections législatives de 2019 et qu’on n’aille pas chercher qui est responsable de tout cela. C’est nous-mêmes qui avons créé et nous devons assumer courageusement. C’est ça aussi avoir le sens de l’Etat et de la responsabilité.

Il y a eu la révision de la constitution et la réforme du système partisan qui ont donné un nouveau visage à cette marche démocratique entamée depuis février 1990. Qu’est-ce qu’on peut retenir après cette révision de la constitution ?
Il me paraît trop tôt pour tirer les leçons de cette révision de la constitution. Ça fait à peine trois mois. Même toutes les institutions qui ont pu naître de cette réforme avec les lois conséquentes ou subséquentes ne sont pas encore nées. La relecture de la loi sur le système partisan, on ne sait pas encore où ça va nous conduire. On ne sait pas encore ce que vont donner les candidatures au présidentielles qui doivent faire objet de parrainage d’élus nationaux ou locaux. Pour l’observateur que je suis, il paraît très tôt de faire un commentaire sur cela.

Votre message pour conclure ces échanges.
Nous devons être fiers du chemin que nous avons tous parcouru, parce que pendant ces trente ans, nous avons connu quatre Chefs d’Etat alors que pendant les trente précédentes années on a connu une dizaine. C’est déjà un pas. C’est déjà quelque chose dont nous devons être tous fiers. Pendant ces trente ans, notre pays a gagné non seulement en stabilité mais également en matière de développement. Aujourd’hui, le pays est en chantier. C’est vrai et nous avons un Président de la République sans doute le plus audacieux, le plus ambitieux, je dirais même le plus moderne en terme de perspectives de développement. Tout ça participe des fruits emmagasinés pas à pas, patiemment avec des hauts et des bas certes depuis la conférence nationale. Ce que fait le Président Talon aujourd’hui ne tombe pas du ciel. Il n’y a pas de doute que Patrice Talon tire lui aussi aujourd’hui leçons des erreurs de ses prédécesseurs et en particulier de son prédécesseur immédiat, le Dr Yayi Boni. C’est cela aussi les gains de la démocratie béninoise. Il lui reste à parachever l’apaisement politique du pays. Beaucoup de choses ont déjà pu être faites dans ce sens mais je souhaiterais que nous ne nous mettions pas dans la posture de celui qui a avalé le serpent et qui est incapable d’en avaler la queue, politiquement parlant. Il faut qu’on s’efforce à avaler la queue.
Propos recueillis : Arnaud DOUMANHOUN



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