Place à la realpolitik dans les positions du Bénin et du Burkina Faso sur la crise au Niger

28 septembre 2023

Le putsch survenu le 26 juillet 2023 au Niger, pays jusqu’à la veille du renversement de Mohamed Bazoum comme politiquement “stable”, a pris de court les pouvoirs civils en Afrique de l’Ouest.
D’un côté, le Bénin, habitué depuis les années 1990 à une passation du pouvoir d’État d’un civil à un autre aux termes d’élections, pays frontalier du Niger et qui entretenait de très bonnes relations avec le pouvoir déchu à Niamey est ébranlé par ce coup d’État. Dans la cohérence des principes sacro-saints de la démocratie et de la vénération des normes constitutionnelles pour la conquête et l’exercice du pouvoir politique, le Bénin condamne le putsch. Le pays va plus loin et s’inscrit dans la droite ligne de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour exiger la libération, le retour au pouvoir de Mohamed Bazoum et acter la fermeture de ses frontières avec le Niger. En cas de refus des militaires putschistes et de l’échec des manœuvres diplomatiques, le Bénin, selon ses autorités, prendrait une part active dans l’option, pas souhaitée, mais possible d’une intervention militaire de la CEDEAO au Niger. D’un autre côté, le Burkina Faso dirigé actuellement par le capitaine Ibrahim Traoré a mis en garde contre toute intervention étrangère au Niger. Le président du Burkina Faso a surtout marqué son entière disponibilité à mobiliser les forces armées de son pays pour combattre aux côtés des militaires putschistes nigériens si l’intervention armée évoquée par la CEDEAO devenait une réalité.

Dans les lignes de réflexions proposées dans ce texte, nous constatons la portée des positions diamétralement opposées du Bénin et du Burkina Faso sur la situation politiquement et socio-économiquement tendue au Niger. Ensuite nous évaluons lesdites positions à l’aune de variables socio-économiques, sécuritaires et stratégiques. Enfin, nous proposons une convergence utile des idées basée sur la primauté de la realpolitik pour une porte de sortie durable pour la crise nigérienne. Une crise qui n’arrange personne.

Le Niger et le Bénin ou de l’interdépendance vitale
Le morcellement de l’Afrique à la conférence de Berlin (1884-1885) et les délimitations territoriales opérées par les colonialistes français en Afrique de l’Ouest ont contraint le Bénin et le Niger à partager une frontière en courbe longue de 266 kilomètres. La force de la géographie des frontières couplée de la fluidité des mouvements de personnes et des biens démontre, par conséquent, que toute instabilité grave au Niger a de fortes chances de ne pas épargner surtout la partie septentrionale du Bénin.

Sur le plan démographique, les données du recensement général de la population de 2002 et reprises par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) révèlent que la communauté nigérienne, avec ses 34,8 %, est le plus important groupe d’étrangers du point de vue quantitatif au Bénin (OIM, 2011). Cette prédominance quantitative est confirmée par les chiffres du Département des affaires économiques et sociales (DAES) et du Fonds des Nations unies pour l’enfance qui évaluent la présence civile nigérienne au Bénin officiellement à 72 330 personnes recensées en 2013. Du côté nigérien, près de 100 000 personnes d’origine béninoise résideraient dans ce pays en 2018, selon les estimations de Mohamed Nouhou, président du Rassemblement des ressortissants du Bénin au Niger (Kalangou, 2018).
Du point de vue économique, les données de l’Institut National de la Statistique et de la Démographie du Bénin en 2021 rapportent que le Niger représente la première destination privilégiée des exportations béninoises (soit 3,1% du total) en Afrique de l’Ouest bien devant le Nigeria ! Le port de Cotonou, en concurrence, avec celui de Lomé ou de Lagos est connu comme étant le principal point de désenclavement du Niger et par ce biais une importante source de revenus pour l’économie fortement fiscale du Bénin. Le pipeline Bénin-Niger en construction, mais certainement suspendue pour le moment, devrait à terme traverser le Bénin sur une longueur estimée à près 675 kilomètres et facilitera l’écoulement du pétrole brut nigérien à partir de Sémè (Gouvernement du Bénin, https://emploi-pipeline.gouv.bj/). Ce gigantesque projet -le plus long pipeline d’Afrique à la fin des travaux — permettrait au Bénin d’occuper environ 2 000 personnes “pour plus de 50 profils” différents (Gouvernement du Bénin, https://emploi-pipeline.gouv.bj/recrutement/)
Sur le plan sécuritaire, les attaques d’individus armés dans les zones frontalières entre le Niger le Bénin ont fait de nombreuses victimes et de personnes déplacées au nord du territoire béninois. La violence des attaques a obligé le Niger et le Bénin à converger leurs opérations de sécurisation des zones touchées.

Force à l’interdépendance et raison à la realpolitik
L’aperçu succinct de l’interdépendance et de la nature vitale des relations sociales, économiques, sécuritaires et politiques entre le Bénin et le Niger nous oblige à objecter sur la posture actuelle du Bénin sobrement décrite plus haut sur la situation au Niger.

Bien que les responsables politiques du Bénin aient à maintes reprises réitéré l’option diplomatique comme cadre privilégié d’une solution à la crise nigérienne, les conséquences sociales, économiques, sécuritaires et politiques liées aux sanctions, fermeture des frontières et d’une intervention militaire (probable ou non) doivent amener le Bénin à se distancier de la posture de la CEDEAO défendue par la Côte d’Ivoire et même le Nigeria. En lieu et place d’une intransigeance tonale et d’actes d’essoufflement du Niger sur les plans social et économique, la considération des variables socio-économiques, sécuritaires et stratégiques énoncées supra devrait plutôt convaincre le Bénin à opter pour la realpolitik tout en condamnant, à raison, le putsch et exigeant une libération inconditionnée de Mohamed Bazoum. Dans les faits et agissements, la realpolitik dans la position du Bénin s’illustrerait par une intensification des consultations avec les pays qui partagent la tendance réaliste sur la question comme le Cap-Vert ou la Mauritanie. La realpolitik béninoise se traduirait également par un maniement des leviers diplomatiques et d’inclusion de la négociation avec les putschistes qui, qu’on le veuille ou non, détiennent formellement le pouvoir actuellement au Niger. Une telle attitude réaliste de la part du Bénin, nous en sommes convaincus, ne sera pas contre les valeurs démocratiques chères à la gouvernance béninoise. Bien au contraire, elle préserverait le pays des impacts négatifs qui ressortent et peuvent encore advenir d’une amplification de l’instabilité socio-économique et politique au Niger et bien au-delà. Les frontières du Bénin fermées depuis le coup d’État au Niger en signe de solidarité à la posture de la CEDEAO ont conduit à l’interruption des interactions socio-économiques entre les deux pays. Le pourrissement des produits dans les véhicules gros-porteurs à destination du Niger observé dans les contrées septentrionales du Bénin impacte déjà économiquement et humainement l’économie béninoise et suscite des incompréhensions au sein de la population béninoise.

Des camions remplis de marchandises destinées au Niger interdits de passage et bloqués à Malanville (Bénin). Crédit photo : Lamétéo.info

Ce constat négatif est un élément parmi de nombreux autres qui démontre la contre-productivité de l’alignement du Bénin sur la décision de la CEDEAO d’une part. Le maintien de l’option-CEDEAO éprouvée à l’aune des liens socio-économiques, sécuritaires et démographiques étroits notés plus haut ne profite et ne profitera ni au Bénin ni au Niger. Pire, cette option risque de saper le choix assumé de Patrice Talon et de son gouvernement d’utiliser la dynamique de la diplomatie économique comme l’un des piliers essentiels pour concrétiser la “révélation” sociale, économique, technologique et stratégique du pays. Fort de cette observation, il devient impérieux que le Bénin prenne la mesure et la portée réelles d’un tel risque et envisager une démarche plus réaliste en phase avec ses intérêts actuels comme futurs et de ses relations avec le Niger.
D’autre part, un changement de ligne à travers la priorisation de l’option réaliste à l’image des pays comme la Mauritanie – ce pays a certes condamné le putsch sans alignement ni sur les sanctions économiques ni sur l’éventualité d’une intervention militaire — nous semble indispensable non seulement au nom de la paix, de la préservation et de la défense des intérêts, économiques, sécuritaires et stratégiques du Bénin, mais aussi pour une affirmation ambitieuse du pays comme un acteur souverain important dans la sous-région ouest africaine.
Par ailleurs, nous osons le supposer, la ligne intransigeante de Patrice Talon est peut-être le reflet du choc psychologique violent produit par l’effet “surprise” du coup de force au Niger. Ce choc a été certainement confirmé par les engagements et les responsabilités pris par le chef de l’État béninois moins d’une semaine avant le coup d’État au Niger “pour renforcer les relations avec les autorités des trois pays en transition (la Guinée Conakry, le Mali et le Burkina Faso dans le but d’accélérer le processus de retour à l’ordre constitutionnel” ( Jean-Luc Aplogan, Correspondant RFI, 19 juillet 2023). À ce qui précède pourrait-on aussi ajouter l’imminence du rétablissement des bonnes relations du Bénin avec le Nigeria de Bola Tinubu qui, rappelons-le, a témoigné son intransigeance à l’égard des prises de pouvoir par la force en Afrique de l’Ouest. Adopter une attitude contraire à celle du Nigeria aux premières heures du putsch aurait peut-être suscité des incompréhensions à Abuja. La combinaison de ces trois éléments aurait peut-être dicté la posture du Bénin. En tout état de cause, eu égard à l’importance du Niger pour le Bénin, ce dernier gagnerait à s’affranchir de sa position du moment calquée sur la CEDEAO. Le pays devrait privilégier une ligne plus réaliste aux fins de pallier les conséquences socio-économiques, politiques et sécuritaires néfastes de son attitude actuelle à l’égard du Niger.

Qu’en est-il des relations entre le Niger et du Burkina-Faso ?
Il convient de souligner d’entrée de jeu que dix communes de la région de Tillabéri au Niger sont frontalières du Burkina Faso. À Fada N’Gourma, la ville frontalière du Burkina Faso avec le Niger, les habitants redoutent qu’une quelconque intervention militaire de la CEDEAO pousse des Nigériens à franchir la frontière. En effet, la ville se situe sur l’axe routier qui relie Niamey à Ouagadougou. Par conséquent, une intervention militaire au Niger pourrait pousser des milliers de Nigériens à fuir vers le Burkina Faso, vers la ville de Kantchari et, plus loin celle de Fada N’Gourma. Selon Noël Yampabou, secrétaire général du conseil régional des organisations de la société civile de Fada N’Gourma : « S’il y a une intervention militaire de la CEDEAO, cela risque de créer des mouvements de population du Niger vers la région de l’est. Il ne faut pas oublier que la concentration des Gourmantchés au Niger est très importante dans la zone frontalière, jusque dans la capitale. Forcément, s’il y a une intervention militaire, nous allons faire face à un reflux de ces populations dans leur famille d’origine ».
Sur le plan économique, le Niger est un importateur net de céréales. Les céréales fournissent l’essentiel des apports énergétiques à la population. Le Niger dépend de plusieurs de ses voisins ouest-africains pour son approvisionnement. En 2022, le Burkina Faso était le premier fournisseur africain du Niger suivi par le Nigeria et la Côte d’Ivoire d’après les données compilées sur la plateforme Trade Map montrant que le Burkina Faso est un partenaire privilégié du Niger. En ce qui concerne la collaboration militaire, depuis le 22 août 2022, le Burkina Faso et le Niger ont convenu de la nécessité d’agir ensemble à travers le renforcement de la coopération militaire. Cependant, les relations étaient tendues depuis le putsch du 30 septembre 2022 opéré par l’actuel président du Burkina Faso. Mais le putsch survenu le 26 juillet 2023 au Niger s’est soldé par un soutien indéfectible des autorités nigériennes. Les militaires putschistes nigériens ont annoncé de commun accord avec les autorités maliennes que toute intervention militaire de la CEDEAO serait considérée comme une déclaration de guerre contre les deux pays et le Niger. Ainsi, le 19 août 2023, le Burkina Faso a menacé de se retirer de la CEDEAO si celle-ci intervenait militairement au Niger. De même, le 31 août 2023, le Burkina Faso a approuvé un projet de loi autorisant l’envoi d’un contingent militaire au Niger sous la menace d’une intervention militaire de la CEDEAO. En outre, le Burkina Faso outrepasse les sanctions de la CEDEAO et un convoi d’environ 300 camions principalement chargés de produits alimentaires est arrivé à Niamey le 20 août 2023 sous escorte des forces armées burkinabè et nigériennes.

Image illustrant un policier nigérien qui monte la garde à côté de quelques-uns des 311 camions humanitaires arrivés du Burkina Faso à Niamey le 21 août 2023. Crédit photo : AFP, publié par le Quotidien français Libération le 22 août 2023.
Par ailleurs, les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont signé le 16 septembre 2023 la charte « Liptako-Gourma » établissant une alliance défensive et rendue publique par les délégations ministérielles des trois pays. De ce fait, cette charte acte l’Alliance des Etats du Sahel (AES) dont le but est d’établir une architecture de défense collective et d’assistance mutuelle. Ainsi, l’article 6 de la charte prévoit que « toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité du territoire d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties, de manière individuelle ou collective, y compris l’emploi de la force armée pour rétablir et assurer la sécurité au sein de l’espace couvert par l’Alliance ».

À retenir…
La realpolitik suggérée ici pour une reconsidération de la posture du Bénin sur la crise au Niger est capitale. Elle trouve d’ailleurs sa pertinence dans les réactions des acteurs politiques soutenant les actions du gouvernement béninois comme Claudine Prudencio de l’Union Démocratique pour un Bénin Nouveau (UDBN) ou d’Issa Salifou du parti Union Progressiste pour le Renouveau (UPR) qui sont contre toute option militaire et demandent une révision de la position du pays vis-à-vis du Niger en crise. Vivement que ces voix et celles des populations touchées par les conséquences de la rupture des échanges entre les deux pays portent au sein de l’instance dirigeante au Bénin à commencer par son chef de l’exécutif. Au-delà du Bénin, c’est l’avenir de la sous-région qui est en enjeu.
Les enjeux géostratégiques au Niger font craindre qu’une intervention militaire soit très dévastatrice pour le pays mais aussi dans la région du Sahel déjà instable et en proie aux mouvements djihadistes. Le Burkina Faso l’a réitéré en mettant en garde la CEDEAO contre toute intervention militaire qui serait de fait une déclaration de guerre contre ce pays. Face à la menace d’intervention militaire de la CEDEAO pour rétablir l’ordre constitutionnel au Niger, le parlement de la transition du Burkina Faso a adopté le 20 septembre 2023 un projet de loi portant autorisation de l’envoi d’un contingent militaire en République du Niger. C’est un projet de loi qui a été voté à l’unanimité des 71 membres de l’Assemblée législative de la Transition. Il convient de souligner que la durée de la mission du contingent militaire est de trois mois renouvelables. Le Burkina Faso ayant de fortes affinités avec le Niger, estime qu’une opération militaire de la CEDEAO serait une agression illégale et insensée, par conséquent le Burkina Faso promet une riposte immédiate à toute agression contre le Niger. Comme le disait Thomas Sankara : “L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère “ (Extrait de l’anthologie des discours de Thomas Sankara, n°52162-2013). Lutter pour une posture réaliste qui donne la force au dialogue et désarme l’affrontement militaire. N’est-ce pas le dénominateur commun du Bénin, du Burkina Faso, du Niger et pour toute la sous-région ?

Sur les auteurs :
Dr. Hanza Diman est historien et géopolitologue diplômé de l’Université de Bayreuth (Allemagne) et de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris-France). Il est béninois et vit en Allemagne. Son futur ouvrage sur l’histoire des coups d’État en Afrique est en cours de finition. Il est le fondateur du laboratoire d’idées et d’action www.africapoliticum.org et du cabinet de conseil. www.factfirstconsulting.com

Serge Théophane Minougou est juriste-fiscaliste, diplomate, ambassadeur de paix de la fédération universelle de paix des Nations Unies. Il est burkinabè, diplômé de l’Université de Ouaga 2 (Thomas Sankara), de l’Institut supérieur privé polytechnique de Ouagadougou et de l’Institut des hautes études internationales du Burkina Faso. Il est jeune Analyste chercheur du Laboratoire de Recherches et d’Actions Diplomatiques (LaRaD) et co-fondateur du Cabinet DIPLOMA TAX BUSINESS INTERNATIONAL SARL. Il vit et travaille au Burkina Faso.



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