Entretien avec le Professeur Juste Codjo sur la situation sociopolitique au Gabon : « Il faut une gouvernance plus efficace, plus démocratique et plus souveraine »

5 septembre 2023

Politologue de son état, le Dr Juste Codjo est un béninois de la diaspora. Ancien Officier Supérieur des Forces Armées Béninoises, il est désormais de retour dans la vie civile. Avec succès, il est passé du treillis à l’enseignement. Professeur de sécurité internationale et Directeur de Programme Doctoral au New Jersey City University, aux Etats-Unis d’Amérique, il suit de près l’actualité géopolitique fournie et brûlante en Afrique subsaharienne. Sans langue de bois, il livre ici, à l’aune de ses constats et de ses recherches, ses réflexions sur ces bouleversements, qui à l’en croire, ne sont pas près de finir. En réponse, il propose un nouveau modèle de gouvernance publique, la “consencratie”, basé sur la recherche active de consensus dans la déclinaison des politiques publiques et le choix des dirigeants.

Quelle lecture faites-vous du putsch intervenu au Gabon ces derniers jours ?
Au risque de décevoir une partie de votre audience, je puis vous dire que le putsch intervenu au Gabon ces derniers jours ne me surprend guère. Il ne sera d’ailleurs pas le dernier dans la région dans les mois à venir. La raison est simple. La situation sociopolitique et géostratégique du Gabon, tout comme c’est le cas pour beaucoup d’autres pays en Afrique subsaharienne aujourd’hui, réunit les ingrédients favorables à ces coups d’Etat. Pour le comprendre, il suffira juste d’examiner la situation en s’appuyant sur un cadre analytique à travers lequel nous chercheurs, examinons les causes de tout épisode de violence politique.
En effet, les coups d’Etat, comme les autres formes de violence politique, trouvent généralement leur source dans une combinaison de facteurs que nous répartissons en deux catégories : d’une part les éléments motivateurs de l’action des instigateurs du mouvement et d’autre part les conditions favorables à la mise à exécution de cette action. Parlant des éléments de la motivation, il peut s’agir de griefs populaires (c’est la théorie des griefs) ou alors d’une recherche de gain personnel d’individus ou de groupes particuliers (c’est la théorie de la cupidité). Quant aux conditions de faisabilité, il peut s’agir de circonstances intérieures ou extérieures favorisant la mobilisation de moyens nécessaires à la réussite du mouvement et permettant de réduire le coût à payer avant, pendant et après l’action (c’est la théorie des coûts d’opportunité).
Dans le cas spécifique du Gabon, tous ces éléments étaient réunis. Sur le plan des griefs populaires, vous avez par exemple les nombreuses récriminations contre le régime d’Ali Bongo ainsi que les aspirations grandissantes de souveraineté exprimées par une partie de la population vis-à-vis de l’influence de la France. A cela, il faut ajouter la volonté de certains acteurs (nationaux comme étrangers) de protéger leurs intérêts, même s’il est encore trop tôt pour faire un diagnostic complet à ce niveau. Enfin, il faut noter que ce coup d’Etat gabonais n’a pu être possible sans ce nouvel environnement propice qu’offre le contexte international et régional de nos jours. Je pense notamment à la multiplicité des putschs dans la région et à l’incapacité de la communauté internationale à y apporter une réponse adéquate et cohérente, tout cela rendu possible par les rivalités d’influences entre puissances étrangères. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce putsch gabonais ait été, en partie, le fruit de la volonté d’une de ces puissances de sauvegarder ce qui lui reste de son influence dans la région et peut-être aussi de s’offrir un outil de marchandage face à d’autres pays où elle se trouve en difficulté.
Dans tous les cas et indépendamment des raisons qui ont motivé et facilité ce putsch au Gabon, l’important est de garder à l’esprit que ce coup d’Etat offre au peuple gabonais une aubaine pour prendre enfin le contrôle de son destin en mettant en place un système de gouvernance publique plus efficace, plus démocratique et plus souverain.

A ce sujet, on voit que la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) et la Communauté Economique des Etats de l’Afrique Centrale (CEEAC) sont moins promptes à réagir que ne l’aurait fait la CEDEAO. Qu’est-ce qui explique cet état de choses ?
Ce n’est pas du tout surprenant. La CEMAC et la CEEAC ont toujours, en tout cas comparativement à la CEDEAO, été moins fonctionnelles comme institutions sous-régionales. Je viens de lire un communiqué attribué au président en exercice de la CEMAC, le Président TOUADERA de la RCA, condamnant le putsch et appelant à la libération du président déchu, Ali BONGO. La CEEAC aussi vient de publier un communiqué similaire après son sommet par visioconférence. Je serais surpris que ces institutions aillent au-delà de ces prises de position de principe. Au-delà des condamnations, il est quand même difficile d’imaginer, sans leur manquer de respect, les chefs d’Etats de l’Afrique Centrale se réunir pour prendre des mesures actives, comme ça a été le cas au niveau de la CEDEAO, en vue de forcer le Gabon à un « retour à la démocratie ».

Qu’adviendra-t-il du clan Bongo qui a dirigé le pays sans discontinuer pendant plus de 50 ans ?
Tout dépendra de l’attitude du peuple gabonais. S’il reste passif, il ne serait pas étonnant, à moins d’un véritable sursaut patriotique des meneurs du putsch, de voir le pouvoir politique passer d’une aile à une autre au sein de la famille Bongo et de ses alliés. Une redistribution plus équitable des cartes politiques ne sera possible que si le peuple gabonais s’implique activement dans la gestion de cette crise et si l’armée fait le choix de privilégier l’intérêt national face aux multiples pressions qu’elle subira.

A y voir de près, les putschs sont généralement l’œuvre des hommes de main des chefs d’Etats. Par crainte d’être éjectés de leurs sièges, les chefs d’Etats doivent-ils supprimer les unités spéciales en charge de leur garde rapprochée ?
Dans notre jargon de chercheurs, ces méthodes sont connues sous le nom de « coup-proofing strategies » (stratégies de protection contre les coups d’État). Dans un contexte ordinaire, des régimes réussissent à se protéger contre des putschs en jouant sur la structuration et l’organisation des Forces de défense et de sécurité. Mais le contexte actuel que j’ai décrit plutôt nécessite des mesures plus profondes et plus globales. Supprimer les gardes républicaines ou se faire garder par des unités étrangères ne constitue pas un meilleur gage de sécurité pour ces chefs d’Etats. La solution est ailleurs.
La solution est ailleurs, dites-vous. Quelle est-elle ?
Il n’y a certes pas de solutions à taille unique qui puissent convenir à tous les pays à la fois car chaque contexte est différent et requiert des mesures adaptées. Néanmoins, la plupart des pays africains concernés tireraient un grand profit à réformer en priorité leurs outils de défense et de sécurité pour y asseoir une gouvernance plus équitable. Il est absolument indispensable de mettre fin aux traditionnelles pratiques de « présidentialisation » des outils de défense et de sécurité et de rendre la gestion de ce secteur beaucoup plus transparente. Bien évidemment, la gouvernance politique en général a elle-même besoin d’être rendue tout aussi équitable et transparente. Mais pour que ces réformes aient lieu et qu’elles produisent de bons résultats, il faut que toutes les composantes de la société se sentent interpellées et s’y impliquent.

Au vu de l’actualité des putschs dans le Sahel, peut-on supposer qu’il y aura un effet de contagion en Afrique Centrale ?
Au regard de mon analyse supra, il faut évidemment s’attendre à d’autres putschs en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone. Nous sommes aujourd’hui à une croisée des chemins et ces coups d’Etat semblent marquer la fin progressive d’une ère géopolitique mais ils constituent aussi un signe de l’essoufflement des modèles de gouvernance politico-administrative qui se sont révélés inadaptés au contexte africain. Le temps est venu de réfléchir plus sérieusement à la conception de modèles alternatifs à l’instar du modèle de « consencratie » que je promeus depuis plus de sept ans déjà.

Puisque vous en parlez, que peut-on comprendre de ce modèle de "consencratie" ?
Contrairement aux modèles de « démocratie d’hommes forts » actuellement en vigueur en Afrique, la « Consencratie » est un modèle de gouvernance consensuelle des affaires publiques. Ce modèle s’inspire, à la fois, des recherches en sciences politiques et en études de sécurité ainsi que des contextes sociologique, socioéconomique et géopolitique des sociétés africaines. Il découle principalement de mes recherches sur les causes directes et indirectes des rebellions armées et des guerres civiles. Il se justifie par la nécessité d’adopter, dans les sociétés vulnérables comme les pays africains, des institutions politiques et administratives incitant à une gouvernance consensuelle des affaires de l’État et pouvant favoriser un contrôle plus efficace de l’action publique, tout en offrant la possibilité d’une médiation impartiale et efficace en période de crises sociopolitiques.
Le modèle « consencratie » s’articule autour de cinq piliers majeurs. Le premier est l’adoption, par consensus national, d’un agenda national de priorités en matière de politiques publiques. Le deuxième est l’émergence de partis politiques inclusifs et d’envergure nationale. Le troisième est l’instauration d’un « système à parti dominant » favorisant la mise en œuvre, dans la durée et de façon stable, de politiques publiques cohérentes. Le quatrième pilier est l’adoption d’un régime parlementaire favorisant la recherche du consensus plutôt que le diktat d’un individu. Le dernier pilier est l’instauration d’un organe suprême de régulation politico-administrative pouvant veiller à la mise en œuvre durable de l’agenda national de priorités publiques et pouvant servir de médiateur en cas d’impasses sociopolitiques.
La mise en place du modèle consencratie requiert une transition politique en quatre phases : (1) une conférence des experts dans les secteurs clés, (2) un dialogue national impliquant toutes les couches sociales, (3) une conférence nationale regroupant des délégués désignés par les populations et les corps professionnels au cours du dialogue national, et enfin (4) l’organisation d’élections générales pour la validation des grandes décisions de la conférence nationale et la sélection des futurs dirigeants. La durée de mise en œuvre de ces étapes variera d’un pays à un autre et d’une circonstance à une autre, mais elle nécessiterait une recherche du consensus tout au long du processus.

Pour en revenir aux putschs, quelles conditions faut-il réunir pour éviter leur multiplication en Afrique ?
Comme je l’ai déjà mentionné, dans le contexte africain actuel, marqué par une guerre d’influences de plus en plus intense entre puissances étrangères et un essoufflement des modèles dits de « démocraties d’hommes forts », il faut des actions profondes et holistiques, particulièrement à deux niveaux : le national et l’international. Au plan national, les pays africains ont besoin de mettre en place un nouveau modèle politique qui permette à la fois 1) d’assurer une gouvernance publique plus efficace et plus équitable et 2) de réduire les vulnérabilités de l’Etat vis-à-vis des pressions étrangères. Le modèle consencratie que je propose a été justement conçu à ces fins.
Au plan international, il est peut-être temps pour l’Afrique de convoquer sa propre conférence internationale qu’elle pourrait dénommer « Sommet Afrique-Monde », y conviant toutes les puissances étrangères (établies et émergentes), pour induire un consensus international autour de grandes questions géopolitiques la concernant, notamment la gestion de ses ressources naturelles et son droit à choisir ses partenaires stratégiques. Cela peut paraitre utopique mais l’Afrique ne perdrait rien à essayer de tracer son propre destin en tirant leçons de la Conférence de Berlin de 1884-1885 sur le partage des ressources africaines (tenue sans les africains) et de la Conférence de Bandung de 1955 sur le droit des pays du tiers-monde à l’autodétermination (tenue avant l’accession de nombreux pays africains à la souveraineté internationale).
La combinaison de ces mesures historiques aux niveaux national et international contribuerait à coup sûr à créer un nouvel environnement qui rendrait plus difficile le recours aux coups d’Etat.

Faut-il croire en la bonne foi des militaires qui s’accaparent du pouvoir et sont célébrés comme des héros ?
Je m’abstiens généralement de prêter des intentions aux hommes et femmes qui choisissent de s’impliquer dans la gestion de la chose publique. D’ailleurs, il n’y a à ce jour aucun appareil pour mesurer ex ante le degré de bonne foi d’un individu. Pour avoir servi au sein d’une armée africaine, je puis vous dire qu’il existe beaucoup de militaires intègres et patriotes mais aussi beaucoup de militaires à qui je ne confierais pas la gestion de mon compte bancaire.
Cela dit, ce qui importe c’est l’attitude des peuples et des sociétés civiles des pays ayant connu ces putschs. Ils peuvent se contenter d’observer en spectateurs, au risque de voir, encore une fois, leur destin confisqué par une minorité d’élites. Ils peuvent aussi se contenter d’être anti-putsch et d’exiger un simple retour à l’ordre constitutionnel ou alors d’être pro-putsch et d’applaudir simplement les putschistes à longueur de journée, là aussi en courant le risque de se laisser prendre en otage par un camp ou un autre. Mais à mon avis, ces peuples devraient plutôt, en toute autonomie et avec toute la rationalité requise, choisir de s’impliquer activement et d’exiger une transition politique fondée sur la recherche, depuis la base jusqu’au sommet de la société, d’un consensus autour des priorités de gouvernance, d’un nouveau modèle politico-administratif, et de la mise en œuvre concertée d’un agenda socioéconomique à long terme. S’ils choisissent cette voie de la rationalité, je les invite à prendre connaissance de mon article sur le sujet et intitulé « Gestion des coups d’État et transitions politiques en Afrique : La consencratie comme alternative aux démocraties d’hommes forts ».
Propos recueillis par Moïse DOSSOUMOU



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