Deux grenouilles qui se prennent pour des taureaux ! Le spectacle est tragi-comique que présentent le Bénin et le Niger dans ce qu’il n’est pas exagéré d’appeler une guerre de nains qui se croient géants. L’épisode de l’interdiction par le Bénin du chargement du pétrole nigérien via le pipeline Niamey-Cotonou1 a ravivé les relations déjà très tendues entre les deux pays2. Ouvert depuis les sanctions de la CEDEAO contre le coup d’Etat du 26 juillet 2023 du général Abdourahmane Tchiani au Niger, ce ridicule bras de fer bonifie le présupposé de la malédiction éternelle qui poursuivrait la « négraille ». Deux Etats africains parmi les plus pauvres de la planète qui, malgré la propagande de leurs régimes respectifs, leurs supposées divergences à propos de la démocratie, affichent un point de convergence : l’instauration du règne de la faim et de la terreur et la paupérisation de leurs populations. Le ridicule, c’est donc que aussi bien le coup d’Etat de Tchiani que la démocratie à la Talon offrent de moins en moins de pain aux Nigériens et aux Béninois mais compromettent de plus en plus la paix dans et entre les deux Etats. Le ridicule, du moins la part du tragique qui y a cours, c’est l’ombre manipulatrice – peut-être maléfique – des tiers puissants : la Chine, la Russie, la France, etc. Ce tableau tient à des erreurs et fautes commises de part et d’autre, qu’il faut gommer au mieux et aussi vite que possible. Le Bénin devra en tirer de bonnes leçons pour des réajustements nécessaires.
I. Les erreurs et fautes Si, de part et d’autre, on fait abstraction de la passion qui s’empare des deux régimes, de leurs courtisans, partisans et sympathisants, on s’apercevra que la crise actuelle doit beaucoup au péché d’orgueil de Talon et de Tchiani. Mais aussi à leur méprise de quelques principes des relations internationales. Du côté béninois Dans l’épisode des sanctions de la CEDEAO, le chef de l’Etat béninois, porte-parole va-t-enguerre de l’institution sous-régionale, se berçant d’illusions, s’est comporté exactement comme il en a l’habitude en politique intérieure : avec morgue et injonction. Or, les putschistes nigériens ne sont pas les opposants et jeunes béninois que, à coups de police et de CRIET3 , on fait frémir, prendre le chemin de l’exil ou que l’on éconduit en prison. Le sentiment d’être du bon côté, celui des justes et des grands, et surtout la passion du président béninois de prouver à l’époque urbi et orbi sa proximité retrouvée avec Abuja n’ont pas arrangé les choses avec Niamey. Or, entre temps, la France dut quitter manu militari le Niger ; le Nigeria de Tinubu est revenu sur la pointe des pieds aux négociations avec les putschistes de Niamey et le Sénégal de Macky Sall était devenu de plus en plus discret. Entre temps, la CEDEAO a dû lever les sanctions contre le Niger... Le Bénin de Patrice Talon est apparu finalement comme le dindon de la farce sous-régionale, abandonné seul devant des questions complexes à résoudre. Quels ressorts historiques, économiques, (géo)politiques voire (géo)stratégiques, quel intérêt national autorisent le Bénin à entrer dans une dialectique belligérante avec un Etat voisin alors même que celui-ci n’a produit contre lui aucun acte d’hostilité guerrière ? Qu’est devenue la doctrine béninoise de voisinage apaisé avec les Etats limitrophes édictée par la Constitution béninoise dès son préambule4 ? Au geste d’apaisement ou de retour à la réalité de Patrice Talon marqué par l’ouverture des frontières béninoises dès la levée des sanctions de la CEDEAO en février 2024, le Général Tchiani maintient les frontières nigériennes fermées donnant l’impression que le Niger est le seul acteur qui dicte le tempo des relations entre les deux pays. Et Patrice Talon semble agacé que la réouverture des frontières du côté nigérien prenne autant de temps. Ici réside justement la deuxième erreur/faute du président béninois. L’attitude agitée du Bénin dans l’épisode des sanctions de la CEDEAO laisse encore des séquelles dans l’espace psychique des putschistes de Niamey. Les militaires, en plus putschistes, ont la rancune dure, la patience de la réplique et le talent de l’usure. Et plus encore, comme les Sahéliens en général, la culture de la souffrance et de la résilience dans l’adversité et l’inimitié… Patrice Talon devrait s’y faire et fonctionner même avec l’hypothèse que le régime de Tchiani peut se nourrir du bras de fer, souffrir du statu quo pour encore deux ans et ne revenir à de vrais meilleurs sentiments qu’au départ du président béninois du pouvoir en 2026. Du côté nigérien Les autorités nigériennes elles aussi agissent par orgueil et par méprise des principes des relations internationales. Elles se comportent, à certains égards, comme des enfants capricieux qui croient pouvoir tout obtenir sans contrepartie douloureuse. Ce ne sont pas les autorités béninoises qui ont opéré le coup d’Etat du 26 juillet 2023 au Niger. Ce n’est donc pas à elles et aux populations béninoises de payer, en premier lieu, les plus lourdes conséquences d’un tel acte sanctionné par l’organisation communautaire.
A supposer que celle-ci est minée par la France – comme bien d’observateurs en conviennent –, il est éclairant de rappeler que cette même France fut jusqu’au coup d’Etat du 26 juillet 2023, partie prenante de la lune de miel franco-nigérienne contre le terrorisme dont le Général Tchiani fut l’un des pions essentiels. Les autorités nigériennes ne sont pas militaires pour oublier que la vie internationale, comme celle des hommes, est structurée par le rapport de forces ; qu’en l’espèce, le pipeline Niamey-Cotonou et le port de Cotonou sont pour le Bénin un facteur favorable clé dans la structuration des relations entre les deux Etats. Les autorités nigériennes sont mieux placées que quiconque, parce que putschistes, pour savoir que la politique – interne comme internationale – est subordonnée non pas au droit mais au bon vouloir de celui qui dispose de l’avantage de la force dans une configuration particulière. Ainsi qu’elles se croyaient en position de force pour continuer par maintenir les frontières nigériennes fermées, les autorités nigériennes devraient pouvoir comprendre que le Bénin en acteur rationnel appuie ou pourrait encore appuyer partout où ça fait et ferait mal au Niger, fut-ce au mépris d’accords dûment signés. Les fautes communes La première faute commune des deux régimes est une faute originelle, consubstantielle à la crise nigérienne. C’est une faute qui tient à un manque de prise avec la réalité et une inconnaissance des relations internationales. Les autorités béninoises et nigériennes ont agi le long de cette crise en oubliant que plus personne dans les relations internationales n’est assez fort de ses forces ni de ses atouts pour agir ; que nous sommes dans un monde caractérisé par une interdépendance cruelle. Le président Talon l’avait-il bien perçu qu’il n’aurait pas enfourché le haut verbe belliqueux dans la foulée des sanctions de la CEDEAO. Le Général l’avait-il cerné qu’il aurait été moins catégorique dans certaines de ses décisions envers le Bénin. La deuxième faute du Bénin et du Niger, c’est que deux pays parmi les plus pauvres de la planète se croient si puissants qu’ils veulent vendanger dans une crise absurde le peu de ressources dont la gestion ne leur permet même pas encore d’assurer la sécurité alimentaire de leurs populations respectives.
Or, les deux dirigeants se croyant forts à tort, oublient la règle quasi-immuable de l’histoire des relations internationales qu’un nain étatique ne fait pas structurellement acte de puissance, tout au plus peut-il faire acte d’influence. II- La sortie de la crise Plusieurs voies sont possibles pour sortir de cette crise. La voie chinoise n’est qu’une solution épisodique. Elle permet d’une part aux deux camps de s’asseoir autour d’une table de négociations. Elle aurait le mérite d’être pragmatique puisque la partie chinoise a intérêt que tout au moins la question sur le pétrole nigérien se résolve. D’autre part, l’option chinoise ouvrirait la voie à des négociations ultérieures sur d’autres questions de fond liées à des perceptions et des préjugés géostratégiques. C’est l’ensemble de ces questions qui font blocage qu’une médiation, de préférence africaine, recenserait et aiderait à traiter pour une sortie de crise durable entre les deux Etats. Dans cette perspective, des personnalités africaines réputées, dont certains anciens chefs d’Etat, peuvent être mises à contribution. Cette médiation pourrait recourir dans les deux pays aux services des détenteurs légitimes d’influence. Ce sont généralement des hommes d’Etat, des personnalités politiques qui, pour certaines, n’ont jamais été chefs d’Etat mais dont le sens de l’Etat, le sens des choses de la vie, la connaissance de la sous-région et le rayonnement international peuvent être précieux. Nombre d’entre eux ne demandent qu’à être sollicités avec respect et dignité pour se rendre utiles. Nombre d’entre eux se sont rangés en raison de la passion de l’illimité en extase chez les leaders des deux régimes. A côté de ces hommes d’Etat, se trouvent des acteurs influents de la société civile, de la sphère religieuse et du champ politique qui ont une certaine écoute dans les deux capitales.
III- Les réajustements nécessaires au niveau du Bénin En attendant de revenir, de façon apaisée et critique, sur ce moment particulier de la politique étrangère du Bénin, passée cette action tactique de blocage du pétrole nigérien, il est nécessaire qu’une stratégie cohérente soit engagée. C’est une maxime du maître Sun Tzu que « la tactique sans stratégie est le plus court chemin vers la défaite ». Bien que le Chef de l’Etat soit le seul détenteur du pouvoir exécutif et donc de la politique étrangère du Bénin, il n’en demeure pas moins que la résolution de cette crise – qui engage le devenir du pays et implique de repenser notre action extérieure – se situe au-delà du chef de l’Etat et de son gouvernement. Elle doit mobiliser l’ensemble des élites de toutes les forces vives. Cette nouvelle pensée-action doit prendre acte d’une donnée factuelle et objective : le Bénin vit une époque unique au cours de laquelle, sous le président Patrice Talon, il aura entretenu des relations plus ou moins complexes avec trois de ses quatre Etats voisins : l’épisode de la longue fermeture par le Nigeria de ses frontières terrestres avec le Bénin, les relations curieuses et froides avec le Togo et celles très tendues avec le Niger. Seul le Burkina-Faso semble ne pas être en indélicatesse avec le Bénin. Cette donnée objective rend compte de quelque chose de significatif qu’il est nécessaire de déchiffrer et de traiter avec apaisement, humilité et gravité.
– Traiter les perceptions géostratégiques nigériennes En engageant l’aventure putschiste de juillet 2023, les leaders nigériens sont entrés dans un circuit psychique qui produit une série complexe de construits et de perceptions fabriquées ou réellement vécues. La première perception fabriquée ou vécue est celle de la présence française au seuil de ses frontières à partir du Bénin. Perception prétexte ou réelle, elle mérite d’être entendue, lue, travaillée dans tous les sens possibles pour articuler toutes les formes de réponse qui facilitent le bon voisinage avec le Niger. Patrice Talon qui par ailleurs croit fortement que « parfois le pardon peut être une faute »5 peut comprendre aisément que les autorités nigériennes en soient encore à se demander s’il faut lui pardonner sa position belliqueuse au nom de la CEDEAO. Dans cette épreuve, le président béninois doit se forger et vivre dans une éthique de la patience humble. La deuxième perception peut être une perception circulante et commune à l’espace AES (Alliance des Etats du Sahel). Si la tension ne baisse pas entre le Bénin et le Niger, il n’est pas exclu que les autorités nigériennes fassent admettre aux autorités et opinions publiques de l’AES la perception – réelle ou pas – que le Bénin serait en passe de devenir un ennemi de l’AES puisqu’il serait un allié sûr de la France et donc un autre cheval de Troie de la France en Afrique de l’Ouest. Le succès de la circulation de telles perceptions obligerait le Bénin à devoir, malgré lui, s’insérer dans une confrontation périlleuse et perdue d’avance avec les Etats du Sahel. - Entreprendre des consultations avec les acteurs majeurs de la vie nationale Ces consultations, pour qu’elles soient efficaces, pourraient inclure les acteurs stratégiques dont le statut, l’expérience, l’expertise et/ou la légitimité sociale, politique ou professionnelle à quelque niveau dans le pays seront précieux à mieux gouverner le temps que traverse notre pays. De ce point de vue, le pays dispose d’une mine impressionnante de ressources humaines de haut vol, de laquelle le président de la République peut tirer le meilleur parti. D’abord, les anciens présidents de la République : Nicéphore Soglo et Boni Yayi.
Ensuite, la dizaine d’anciens ministres des affaires étrangères : Robert Dossou, Théodore Holo, Edgar-Yves Monnou, Antoine Kolawolé Idji, Rogatien Biaou, Mariam Aladji Boni Diallo, Jean-Marie Ehouzou, Nassirou Bako Arifari, Saliou Akadiri et Aurélien Agbénonci. La simple évocation de ces noms donne une idée de la chance que le pays a de les avoir encore vivants. En outre, les leaders, chefs de partis politiques et hommes d’Etat dont la lecture politique des enjeux est nécessaire. Mieux, l’articulation de ces analyses politiques avec celles plus techniques et professionnelles des anciens ambassadeurs, hauts fonctionnaires de la diplomatie et des forces de sécurité et de défense béninoises, des experts, intellectuels de haute facture et autres acteurs de la société civile ne peut qu’être bénéfique pour le pays. En ce sens, serait fort utile l’apport de l’intelligentsia de la diaspora béninoise, en particulier celle qui circule dans le champ des relations internationales et dans divers espaces d’influence. Enfin, les détenteurs de légitimité communautaire, en l’occurrence des détenteurs de légitimité transfrontière, trans-ethnique ou transnationale, qui ont une connaissance approfondie et rhizomatique de la vie aux frontières dont l’Etat est ignorant. Le format de ces consultations est variable. Dans la situation actuelle, moins elles seront publiques mieux elles vaudront. Il n’est donc pas nécessaire que ces consultations prennent la forme du forum de réflexion géostratégique initié par le Ministère béninois de la défense nationale à partir de 20036 ou d’une conférence diplomatique. Une Commission chargée de produire un rapport à l’intention du Chef de l’Etat peut être fructueuse. De même, une série de rencontres directes du président de la République avec ces différentes composantes dans une humble disposition d’écoute et de dialogue constructif pourrait être plus efficace. En tout état de cause, le président de la République serait bien avisé d’avoir le courage d’un tel exercice qui permettrait de tirer avantage de l’archive diplomatique et stratégique de notre pays. - Instaurer pour nos chefs d’Etat des classes d’histoire obligatoires Cette crise bénino-nigérienne me donne l’occasion de revenir sur une idée que j’avance depuis près d’une décennie maintenant : trouver un moyen d’encourager sinon d’obliger nos chefs d’Etat à aller à l’école de l’Histoire.
Il s’agit de mettre en place un mécanisme qui oblige chaque nouveau président élu à s’asseoir pendant quelques jours et suivre des cours d’histoire – ou plutôt des séances d’information historiques si le mot cours est inconvenant pour un président de la République – dans les secteurs les plus stratégiques du pays. Un panel de professeurs d’histoire et de domaines clés de l’Etat, les experts, les hautes personnalités et autres hauts fonctionnaires triés sur le volet aura pour mission de présenter une sociologie historique de l’action publique dans chacun des secteurs stratégiques au nouveau chef d’Etat. Deux ou trois experts peuvent être commis à chaque secteur. L’exercice permettra au nouveau président d’être instruit sur les succès et les échecs des régimes précédents dans chacun de ces secteurs. Il pourrait donc avoir une vision comparée diachronique de la gouvernance du pays. En bâtissant sur les réussites des prédécesseurs, en s’efforçant d’éviter les erreurs du passé. Et surtout, en réalisant qu’il n’est qu’un président, un serviteur dans la longue lignée de ceux qui, par milliers ont porté le pays là où il est venu le trouver. Et donc, en se départissant du roman de l’omniscience et de la poésie de la première fois. Cette poésie de la première fois berce le président dans les chimères du-plus-intelligent-qui-fait-pourla-première-fois-ce-que personne-n’a-jamais-fait. Ainsi, tout président élu est tenu de séjourner dans ce couvent historique avant son entrée en fonction. Ce couvent historique peut être ouvert à chaque fois que de besoin par le président de la République. La fabrique de ce haut panel des experts de la République doit transcender les divergences des camps politiques. Si ce haut panel fonctionnait, peut-être aurait-il pu épargner l’actuel président béninois et ses prédécesseurs d’erreurs et fautes évitables. Peut-être évitera-t-il, s’il fonctionne, au successeur de Talon, de tomber dans les ténèbres de la méconnaissance de l’Histoire…
Expédit Ofouni Ologou
- 4 octobre 2024
- 4 octobre 2024