Dévoilement du salaire entre conjoints : Un couteau à double tranchants

Patrice SOKEGBE 25 avril 2014

Parler de son salaire à son conjoint ou à sa conjointe est plus ou moins un tabou dans la société béninoise. Pour des raisons diverses, les époux se refusent de dévoiler le montant de leurs salaires à leurs conjoints. Alors que pour d’autres, c’est plutôt une nécessité.

Dévoler son salaire est un sujet tabou dans certains couples

Térence, un quadragénaire, furieux contre les agissements de son épouse fulmine : « Depuis que j’ai informé ma femme que je gagne 225.000 Fcfa, j’ai commencé par connaître tous les problèmes de ce monde. Elle exige que je dépose 30.000 Fcfa pour la popote et 30.000 Fcfa comme argent de poche. A cause d’elle, je n’arrive plus à faire d’économies. C’est pour la dernière fois que je prends ce risque… ». A l’image de Térence, nombreux sont ceux qui cachent leur salaire à leurs conjointes. Le phénomène est de nature à se généraliser dans la société béninoise, surtout dans les grandes villes. Dans la plupart des couples, le silence sur ce sujet est la règle. Conjoints et conjointes se contentent de mettre la main à la poche sans que l’un ne demande à l’autre combien il perçoit mensuellement. L’essentiel, c’est d’effectuer les dépenses selon les besoins. Marqué par ce qu’il a vécu, Térence trouve que dévoiler son salaire à son partenaire est le début d’un calvaire. « L’argent pour la femme, c’est comme le sucre pour les fourmis. Quand la femme sait que son mari devient financièrement assis, elle cherche à en profiter au maximum », explique-t-il. Cette vision des choses est partagée par la plupart des hommes interrogés.
Sur 10 intervenants, 7 disent qu’il est préférable de ne jamais dévoiler son salaire à sa femme. Pour Igor Mensanvi, Professeur de français, il n’est pas question de dire son salaire à qui que ce soit. « Je n’ai rien à foutre du salaire de ma femme et je ne voudrais pas qu’elle, de son côté, fourre son nez dans mes affaires », dit-il. Il prend néanmoins l’engagement d’assumer sa responsabilité en tant que père de famille. « La nourriture, l’habillement des enfants, la scolarité, l’argent de poche de ma femme et des enfants sont à ma charge. Mais en aucun cas, je ne laisserai ma femme découvrir mon salaire », ajoute-t-il. Il a même pris ses précautions. « Ma chambre est à part, celle de ma femme aussi. Ainsi, tous mes documents sont dans ma chambre que je ferme toujours hermétiquement », insiste-t-il.
Pour Prospère Ndizeye, doctorant en Physique-Chimie, les gens ont des points de vue divergents sur la question. Chacun a une conception claire de ce qu’il veut de son mariage. « Il y a des gens qui prennent le mariage comme un acte passager. Lorsque vous vous mariez avec quelqu’un, vous vous engagez avec lui pour la vie. S’il y a des gens qui se marient pour le plaisir, ça se comprend qu’ils ne puissent pas dévoiler à leurs conjointes leurs salaires. A la longue, ils en arrivent au divorce », soutient-il. Le Prof. Dodji Amouzouvi, Sociologue trouve pour sa part que le problème est ailleurs. Pour lui, le problème est lié à l’environnement socioculturel dans lequel ces conjoints évoluent. A l’en croire, ce n’est pas l’homme et/ou la femme qui gère directement le foyer, mais c’est toute la famille. « Dès qu’on intègre l’avis du beau-père ou de la belle-mère, bonjour les dégâts. Dès qu’on intègre l’avis du beau-frère, du cousin, des tantes et des oncles, les problèmes se créent…. Or, en Afrique, dès qu’on a des problèmes conjugaux, la tendance est d’aller vers les gens extérieurs. Quand ils interviennent, ils montent l’un contre l’autre, et comme cela, les cachotteries entrent par la fenêtre. On cache tout, y compris le salaire à monsieur ou à madame. On a mis un tabou bête sur cette histoire-là », explique-t-il.

Silencieuses… mais curieuses !
Marthe, coiffeuse de profession, ne parvient pas à mener des discussions sur le salaire avec son époux, qui lui, travaille au ministère du développement. Mais pour connaître le salaire de son conjoint, elle a une manière assez simple : « A l’insu de mon époux, j’ouvre le tiroir où il dépose ses documents et je découvre quelques fiches de paie dont les dates de paiement ne sont pas forcément récentes. Ainsi, j’ai une idée approximative de combien il gagne… ». Cette pratique, beaucoup de femmes l’adoptent. Mais si le conjoint prend toutes les dispositions pour rendre vraiment secret son salaire, elles ont d’autres manies. Moulikathou Lawani, Professeur d’Allemand, pense qu’on peut procéder autrement : « Beaucoup de collègues à mon époux viennent souvent nous rendre visite. Et pour leur tirer les vers du nez, j’engage une discussion avec l’un d’eux qui se trouve au même grade que lui. C’est souvent des discussions liées au traitement des employés et la précarité de l’emploi au Bénin. Au fil des échanges, je parviens, par des questions subtiles à mes fins, même si les informations sont approximatives ». En effet, cette méthode n’est possible que lorsque l’époux est un fonctionnaire d’Etat. « On sait généralement qu’à un indice correspond son salaire », explique-t-elle. Dans le cas contraire, dit-elle, c’est difficile de le savoir.

Pile ou face !
Autant que les hommes, les femmes n’aiment pas dévoiler leur salaire à leurs conjoints. Quand bien même les hommes nourrissent la volonté d’aborder la question, c’est le refus catégorique du côté de la femme. « Je n’ai pas de problème à parler de mon salaire à ma femme. Mais c’est elle qui n’aime pas en parler avec moi. Et moi, ça me laisse de glace… », raconte Marius Magloire Hounsi, docteur en anthropologie culturelle à l’Université d’Abomey-Calavi. Dame Victoire va plus loin et trouve qu’en dévoilant son revenu journalier, hebdomadaire ou mensuel, l’époux pourrait diminuer sa contribution aux charges familiales. Dame Chancelle a, quant à elle, dévoilé son salaire à son époux, mais avec la peur au ventre. « Je n’ai rien caché à mon époux, mais on ne sait pas quand le fou viendra au marché. C’est le qui-vive constant ».

Le déséquilibre du foyer
Cacher son salaire à sa conjointe ou à son conjoint est a priori un acte de méfiance. Ceci n’est pas sans conséquence sur la vie du foyer. Au plan psychologique, il convient de distinguer un foyer dans lequel l’homme et la femme travaillent, celui dans lequel la femme est au chômage, et celui dans lequel l’homme est inactif. Pour le Prof Rogatien Sègla, Professeur à l’Université d’Abomey-Calavi, le premier cas amène la femme à devenir superstitieuse et fantasmatique. « Ainsi, cela les amène à faire les dépenses séparément », ajoute-t-il. A en croire Joël Kpénonhoun, étudiant en 3ème année de psychologie clinique, les deux derniers cas peuvent donner lieu à l’égoïsme, la frustration, l’insomnie, la dépression, le stress chez la femme ou chez l’homme. « La femme commence par exposer aux voisins ce qu’elle endure avec son époux. Cela n’avantage également pas les enfants. Dans un climat où le couple est méfiant l’un de l’autre, les enfants sont pris dans un engrenage et cela ne favorise pas leur plein épanouissement », déclare-t-il. Boris Sagbo, un autre collègue d’amphi, trouve quant à lui que la femme se sent esclave de l’homme dès qu’elle est confrontée à une telle situation dans le couple. « Cela l’amène à avoir très peu d’autonomie, très peu de liberté en matière d’action », indique-t-il.

La franchise, la chose la mieux partagée
Pendant que certains s’évertuent à jouer au cache-cache, d’autres optent pour la transparence. « Je connais le salaire de ma femme, elle de même. Je lui montre ma fiche de paie et elle de même. Je suis inscrit sur son compte, elle de même », dit Prospère Ndizeye. Dans la même logique, Me Charles Badou, avocat au barreau du Bénin, ajoute : « il y a une obligation morale à communiquer son salaire. Vous ne pouvez pas vivre ensemble avec quelqu’un et lui cacher vos revenus, étant entendu que ces revenus doivent alimenter le couple ». Plus loin, le Professeur Dodji Amouzouvi trouve que dans une relation bien organisée, l’homme est obligé de dévoiler son salaire. « Dans une relation normale, le couple se fait confiance. L’homme se met ensemble avec la femme, simplement parce qu’il a confiance en elle. S’il a confiance en elle, il ne doit pas y avoir des zones cachées et donc, il lui dit tout ce qu’ils ont. Dans l’amour, dans l’intimité, dans la confiance, ils gèrent leurs revenus », explique-t-il. Joël Kpénonhoun pense pour sa part qu’il faut une communication dans le couple. « La communication dans le couple est obligatoire. Si vous êtes en couple, vous avez des objectifs à atteindre. Lorsque vous avez ces objectifs, vous savez à quel rythme aller et surtout quelle liberté de dépenses vous donnez à vos actions. Donc, communiquer son salaire à sa compagne qui est un acte de confiance ne devrait pas l’amener à créer des dépenses inutiles », affirme-t-il.

La communauté de biens en question !
Devant la loi, les conjoints ont la possibilité d’unifier leurs biens. Ceci exclut toutes sortes de barrières au sujet du salaire. Pour le Prof Dodji Amouzouvi, il n’y a aucun problème à cacher le salaire, si vous optez pour la communauté de biens. « Si c’était le cas, c’est que vous êtes en contradiction flagrante avec la loi », précise-t-il.
Dans une situation institutionnelle normale, affirme le Prof Dodji Amouzouvi, l’Etat met en place les mécanismes qu’il faut, pour que, sur la base des impôts à lui retournés à la fin de l’année, chacun des conjoints puisse savoir ce qui rentre dans la maison soit par l’homme, soit par la femme. Dans un cas comme dans l’autre, je pense qu’il est normal que la femme rassure l’homme et qu’elle sache quel est le salaire et quels sont ses revenus. « Si elle le sait, c’est peut-être une bonne chose pour l’homme. Elle saura être exigeante, puisqu’on dit que quand on connaît le fond de la marmite, on sait prendre la sauce », affirme-t-il. A en croire Me Charles Badou, il n’y a pas une obligation légale de communication de salaire. La loi n’a pas prévu la communication du salaire à son époux ou à son épouse. Ce que la loi a prévu, poursuit-il, c’est que chacun contribue aux besoins du ménage au prorata de ses moyens. Les deux doivent se communiquer leur salaire, même si la loi ne l’a pas expressément dit.

Le Prof Dodji Amouzouvi sur la gestion du foyer :
« …Ce n’est pas l’homme et/ou la femme qui gère directement le foyer. Mais, c’est toute la famille…. »

Nous remarquons de plus en plus que les couples ne se dévoilent plus leur revenu. L’homme doit-il en réalité révéler son salaire à sa conjointe ?
Oui, dans une relation normale de couple, l’homme doit dévoiler son revenu. Dans une relation bien organisée, l’homme est obligé de dévoiler son salaire. Je m’explique. Dans une relation normale, le couple se fait confiance. L’homme se met ensemble avec la femme, simplement parce qu’il a confiance en elle. S’il a confiance en elle, il ne doit pas y avoir de zones cachées et donc, il lui dit tout ce qu’ils ont. Dans l’amour, dans l’intimité, dans la confiance, ils gèrent leurs revenus. Dans une situation institutionnelle normale, l’Etat met en place des mécanismes qu’il faut, pour que, sur la base des impôts à lui retournés à la fin de l’année, chacun des conjoints puisse savoir ce qui rentre dans la maison soit par l’homme, soit par la femme. Dans un cas comme dans l’autre, je pense qu’il est normal que la femme rassure l’homme et vice versa et que l’un ou l’autre sache quels sont les revenus du foyer. Si par exemple la femme le sait, c’est peut-être une bonne chose pour l’homme. Elle saura être exigeante, puisqu’on dit que quand on connaît le fond de la marmite, on sait prendre la sauce.

Certains pensent que pour parvenir à cet état de chose, les conjoints doivent définir leurs projets dès leur amitié. Que pensez-vous de cela ?
Je pense que la question de confiance mutuelle est construite de longue durée. Sur cette base, cela ne se fait pas du jour au lendemain. La question de l’amour peut venir et tout en le nourrissant, tout en l’accompagnant, il se fortifie. Donc au début, au milieu ou à la fin, la confiance aidant, l’amour aidant, on doit se dévoiler ce qu’on a. Le problème n’est pas lié aux conjoints d’abord. Le problème est lié à l’environnement socioculturel dans lequel ces conjoints évoluent, au contexte socioculturel qui est le nôtre et qui fait que ce n’est pas l’homme et/ou la femme qui gère directement le foyer. Mais c’est toute la famille. Que vient chercher un beau-père ou une belle-mère dans le foyer ? Et dès qu’on intègre l’avis du beau-père ou de la belle-mère, bonjour les dégâts. Dès qu’on intègre l’avis du beau-frère, du cousin, des tantes et des oncles, les problèmes se créent. Mais tant que la gestion du foyer se résume à l’homme et la femme, le problème ne devrait pas se poser. Ils finiront toujours par s’entendre. Puisque c’est l’un ou l’autre que le beau-père, la belle-mère, les oncles et tantes n’aiment pas. Or, en Afrique, dès qu’on a des problèmes conjugaux, la tendance est d’aller vers les gens extérieurs. Quand ils interviennent, ils montent l’un contre l’autre, et comme cela, les cachotteries entrent par la fenêtre. On cache tout, y compris le salaire à monsieur ou à madame. On a mis un tabou bête sur cette histoire-là.
Maintenant, quand on ne s’aime pas et on se met ensemble par intérêt, cet intérêt peut guider l’un ou l’autre à cacher ce qu’il a. Si on ne s’aime pas, et on a plusieurs foyers à gauche et à droite, on peut cacher son salaire. Mais si on se met dans les conditions normales de pression et de température amoureuse, il n’y a pas de quoi cacher son salaire.

Vous avez évoqué le contexte socioculturel qui contribue à cet état de choses. L’environnement économique n’a-t-il pas d’effet sur la question ?
Pas du tout. Tel qu’on est élancé, tel qu’on fait son lit, tel qu’on se couche. Vous parlez du contexte économique. Si la famille a un revenu de 1000 Fcfa, elle programme sa vie sur 1000 Fcfa. Nous n’allons pas vivre au delà de nos moyens. Si la famille n’a rien du tout, elle prend acte qu’elle n’a rien du tout. Ce n’est pas parce que je dévoile mon revenu que nous allons vivre au dessus de nos moyens. Très souvent, les problèmes que cela amène sont multiples. « Parce que quand je le dis à mon épouse, elle va se faire beaucoup de fantasmes, beaucoup d’idées, elle va imaginer des choses, je lui dis que je n’en ai pas et elle ne va pas me croire ». Et le jour qu’elle a ma fiche de paie et la structure des dépenses que j’effectue, je crois que ça arrange les uns et les autres.
Les hommes cachent aussi leur salaire parce qu’il y a beaucoup de petites copines qu’on veut accompagner au point où on dit à sa femme qu’on gagne 35.000 Fcfa alors qu’on est à 70.000 Fcfa le mois. Moi, je n’ai aucun souci à dire à tout le monde combien je gagne. Mais si quelqu’un vient me voir, tenant compte de ce que je gagne, je lui dirai également les difficultés que j’ai. Si on étale tout, je crois qu’il n’y a pas de problème à gérer la suite.

La communauté de biens amène-t-elle les couples à se dévoiler leurs salaires ?
Je crois qu’il y a plusieurs options. Il faut choisir l’option qui arrange. Si vous optez pour la communauté de biens, il n’y a plus aucun problème à cacher le salaire. On a bien dit communauté de biens. Vous ne pouvez pas opter pour la communauté de biens et cacher votre salaire, donc, il n’y a pas de problème à ce niveau. C’est quand vous êtes dans la logique de la séparation des biens que vous pouvez estimer que « le salaire m’appartient » et l’autorité insistera que le salaire appartient à la famille.

Avez-vous personnellement un goût pour les femmes intellectuelles qui travaillent, puisque d’aucuns pensent que se marier à une analphabète qui ne travaille pas, pourrait amener d’autres soucis ?
Une femme analphabète ne veut pas dire une femme non travailleuse. Bien qu’elle n’ait pas mis pied à l’école, elle fait beaucoup de choses. Elle est parfois financièrement plus assise que son mari qui est fonctionnaire. Nous savons à quelle étable le fonctionnaire béninois mange. Donc, je n’ai aucun problème à ce niveau.
Là où le problème se pose, c’est qu’au grand jamais, je ne peux me mettre avec une femme qui ne fait rien. Au-delà de ce qu’elle va m’aider à soutenir financièrement le foyer et à s’occuper des enfants (je peux tout à fait assurer les dépenses), c’est que si la femme travaille, il y a beaucoup de problèmes que vous réglez. Rien que des problèmes de stress, des problèmes inutiles qui se créent quand elle est à la maison du matin jusqu’au soir, où elle est hargneuse, elle est fatiguée, elle est anxieuse, elle va chercher des histoires ailleurs, et vous revenez gérer tout cela. Or, si elle part le matin et revient le soir, cela la déstresse, cela lui permet d’assurer son plein épanouissement, oubliant même ce qu’elle gagne à la fin du mois. La jalousie de certains hommes explique qu’ils n’acceptent pas que leurs femmes travaillent. Ils préfèrent qu’elles restent à la maison et qu’elles s’occupent des enfants. Je ne suis pas de cette école, je ne serai jamais de cette école.

Un mot à l’endroit des citoyens béninois
Je pense qu’il faut dire à chaque homme d’aimer vraiment sa femme et vice-versa. S’ils s’aiment, cette situation ne devrait pas être un problème. Mais quand on ne s’aime pas et que cela constitue un problème, il faut travailler à ce que la famille vive dans l’harmonie, axée sur l’amour avant l’intérêt, (parce qu’il y a pas d’amour sans intérêt), axée sur la compréhension mutuelle, sur l’entraide et la solidarité et l’engagement mutuel à la vérité et à la sincérité. Dès qu’on a cela, le mari peut remettre sa fiche de paie à sa femme et vice-versa, sans être inquiété.



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