Dr Cyrille Sèmako Ligan au sujet de la justice amiable : « La culture de l'amiable mérite d’être réenchantée au Bénin »

16 juillet 2024

La justice amiable peut se développer en complémentarité avec la justice institutionnelle, dans le cadre d’un système de justice plurielle. Cyrille Sèmako Ligan, qui a soutenu sa thèse en droit privé et sciences criminelles le 27 juin 2024 à l’Université de Limoges (France), y voit plusieurs avantages significatifs pour les individus, les entreprises, et la société dans son ensemble, mais aussi pour les acteurs de la justice et les pouvoirs publics. Outre les mesures de politique publique, il propose l’adoption de nouvelles dispositions législatives et la réécriture de certaines dispositions existantes, lesquelles sont susceptibles d’infléchir, selon lui, la tendance à la judiciarisation et de faire du code béninois des procédures un outil de développement de l’amiable.

Pourquoi une thèse sur les modes amiables de règlement des différends ?
D’abord, il faut dire que les modes amiables de règlement des différends sont des processus non juridictionnels qui permettent de solutionner voire de résoudre une contestation de quelque nature que ce soit. La médiation, la transaction et la conciliation sont par exemple les modes amiables de règlement des différends les plus connus. Mais il en existe d’autres.
Ensuite, et avant d’en venir à votre question, je souhaite préciser que j’ai travaillé sur la culture du règlement amiable des différends. La culture de l’amiable fait référence à l’ensemble des pratiques, des attitudes et des valeurs ancrées visant à résoudre les différends par des moyens non contentieux. Elle privilégie le dialogue, la coopération et la recherche de solution mutuellement acceptable, permettant ainsi d’éviter le recours aux procédures judiciaires longues et souvent coûteuses.
Enfin, et pour répondre à votre question, l’idée de travailler sur la culture du règlement amiable des différends découle d’un constat. Il s’agit de la crise morale de l’institution judiciaire au Bénin, malgré les efforts des différents gouvernements qui se sont succédé. D’une part, face à la population, il s’est avéré que la justice béninoise présente des insuffisances considérables, alors qu’il y a une tendance à la judiciarisation de la société, laquelle conduit à une logique d’affrontement et de confrontation, même pour de simples litiges de voisinage. La forte sollicitation des cours et tribunaux, due au développement accru de nouvelles règles de droit, fait qu’il est difficile aujourd’hui pour la justice béninoise de répondre efficacement et dans un délai raisonnable aux nouvelles attentes des justiciables. En outre, la justice béninoise paraît éloignée de la population et ne jouit pas d’une bonne réputation. Cette situation s’explique par plusieurs facteurs, dont l’inadéquation du système judiciaire issu de la colonisation par rapport aux réalités socioculturelles.
D’autre part, face à la justice, la majorité de la population béninoise semble dépourvue. Le poids de l’analphabétisme dans un milieu où la langue de travail est le français ainsi que la vivacité des pratiques coutumières, qui veulent que le linge sale soit lavé en famille, influencent leur perception de la justice. Par conséquent, l’accès à la justice demeure une préoccupation majeure pour les citoyens béninois et les problèmes judiciaires sont comme Sisyphe pour les gouvernements.
C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont conduit le gouvernement actuel à prévoir dans son Programme d’Actions 2021-2026 des réformes pour « Améliorer la sécurité juridique et judiciaire et l’État de droit au Bénin à travers le renforcement de l’accès des usagers à la justice et au système judiciaire ». Récemment encore, notamment en octobre 2023, ces préoccupations se sont invitées au colloque sur la modernisation de la justice au Bénin organisé par le ministère de la justice.
Cependant, à côté de la justice institutionnelle, il existe dans la société traditionnelle béninoise des pratiques de justice dite "informelles" ou "semi-formelles" qui procèdent, pour la plupart, de mécanismes amiables de règlement des différends. Il s’agit par exemple de ces mécanismes unifiés sous la dénomination d’arbre à palabres. Ces pratiques, culturelles et historiques, continuent d’exister en marge de la justice institutionnelle et témoignent du besoin d’une revitalisation de cette dernière. Ainsi, il y a des raisons de penser que les modes amiables de règlement des différends pourraient bénéficier d’un engouement plus important au Bénin en raison des prédispositions socioculturelles. Le législateur OHADA, puis le législateur béninois ont perçu la pertinence de cette problématique et ont consacré la médiation et la conciliation.
Pourtant, contrairement au Bénin où le développement de ces modes amiables ne bénéficie pas d’une attention soutenue ; en France, ils suscitent un intérêt croissant et sont désormais constitués de règles propres. C’est cet état de fait qui a notamment inspiré la conduite de cette étude dans une perspective de droit comparé.

Quels sont les avantages de la justice amiable pour les justiciables ?
Il s’agit avant tout de mettre l’humain au cœur de la justice. C’est d’abord une façon de responsabiliser le justiciable, de le rendre maître de son destin. C’est lui qui décide, en toute connaissance de cause, du meilleur chemin pour se faire entendre et faire reconnaître ses droits ou atteindre ses objectifs. Outre la rapidité, la souplesse et la confidentialité qui les caractérisent, les modes amiables permettent aux justiciables de se réapproprier le règlement de la contestation en évitant l’aléa judiciaire, de porter eux-mêmes leur parole et d’écouter celle de l’autre, de se comprendre mutuellement. Ils permettent aussi d’aborder l’entièreté du différend dans ses aspects économiques, relationnels, psychologiques, sociaux, au-delà du litige strictement juridique qui, bien souvent, ne traduit pas la véritable origine du différend. C’est une approche complètement différente du conflit, dans laquelle prime la recherche des intérêts et des besoins des parties, au-delà de leurs positions juridiques, afin de les aider à trouver une solution mutuellement satisfaisante, tournée vers l’avenir et où l’équité a toute sa place.
Enfin, au-delà de l’accord ponctuel qui met fin au litige soumis au juge, un mode amiable permet de nouer ou de renouer un lien social entre des protagonistes et de préserver l’avenir si elles sont amenées à continuer à entretenir des relations, qu’elles soient de nature commerciale, familiale, de voisinage… Un mode amiable permet aussi de trouver des solutions inventives et originales. Il ne faut cependant pas conclure que les juges et autres professionnels du droit n’ont pas leur place dans ces processus.

Quelles leçons tirer de cette thèse ?
Je voudrais faire remarquer que même si la culture de l’amiable n’est pas nouvelle au Bénin, malgré le potentiel socioculturel existant, elle a du mal à s’installer dans les procédures judiciaires formelles en raison de l’absence de dispositions spécifiques incitatives. C’est pourquoi, après avoir étudié la faible culture de l’amiable, j’ai présenté les chemins du règlement amiable des différends. J’ai proposé des outils pour le renforcement du recours au règlement amiable des différends au Bénin à l’aune de ce qui se fait déjà en France, tout en prenant en compte des enjeux socioculturels liés à l’accès à la justice au Bénin.
Dans cette thèse, j’ai insisté sur l’encadrement juridique des processus amiables, montré que le recours à ces modes amiables peut découler de mesures incitatives, tant juridiques qu’extrajuridiques. J’ai, en outre, précisé les voies d’une réappropriation de la culture de l’amiable au Bénin, mais aussi le rôle central de la numérisation des processus amiables à l’ère des technologies de l’information et de la communication. En tout état de cause, il m’a semblé que la faveur accordée à l’amiable passe essentiellement par la mise en œuvre de politiques publiques. Le développement de l’amiable devra donc être un choix de politique publique, qui vise à diversifier les réponses susceptibles d’être offertes aux justiciables par l’État.

Est-il possible d’avoir une idée de quelques mesures proposées ?
Pour favoriser la culture du règlement amiable, il est indispensable d’articuler les modes amiables de règlement des différends avec la justice institutionnelle. Ainsi, avant de prévoir le développement d’une politique publique en faveur de l’amiable, il est nécessaire de bonifier le code de procédure civile béninoise par de nouvelles dispositions législatives. J’ai par exemple proposé au législateur béninois de consacrer un Titre préliminaire dans le Livre Premier du Code béninois des procédures. Intitulé « Du règlement amiable des différends », ce titre accueillera les dispositions dotées d’une portée générale et communes aux modes amiables de règlement des différends, devant les juridictions civiles, commerciales ou sociales, qu’elles soient de droit commun ou d’exception. Il s’agira de mettre en évidence les principes généraux des modes amiables de règlement des différends et de bâtir un socle de règles communes aux modes amiables. Cela implique aussi que pour aller au contentieux, il faudra essayer de régler à l’amiable.
J’ai suggéré aussi la réécriture de l’article 33 du Code béninois des procédures relatif à l’action en justice en y prévoyant le droit collaboratif, de sorte que l’action ne sera recevable que si le demandeur qui a signé une charte collaborative justifie de l’échec du règlement amiable. J’ai également proposé de réécrire l’article 496 du Code béninois des procédures afin de mettre en exergue la possibilité offerte aux parties de se concilier tout le long de l’instance, de réécrire l’article 38.11 du Code béninois des procédures afin de mettre à la charge des juridictions l’obligation de faciliter l’accès des justiciables au règlement amiable. Il y a plusieurs autres réécritures d’articles que j’ai suggérées.
En ce qui concerne les propositions de politique publique, elles s’inscrivent dans le sillage de la politique publique adoptée en France et qui fait recette. Il s’agit d’accroître l’engouement des professionnels du droit et de permettre une meilleure organisation des professionnels de l’amiable. Parallèlement, des actions doivent être entreprises pour inciter les citoyens à avoir le réflexe de l’amiable. Nous avons donc proposé l’expérimentation d’un mécanisme de l’économie comportementale qu’est le nudge. J’ai toutefois recommandé d’éviter le recours préalable obligatoire au règlement amiable avant la saisine du juge, car cela serait contraire à l’essence même de l’amiable qui est volontaire et libre. Il faudra aussi songer à créer un ordre professionnel indépendant des médiateurs afin d’encadrer l’exercice de l’activité de médiation, d’harmoniser les déontologies établies dans les différents centres de médiation au Bénin et de vulgariser le processus auprès des professionnels du règlement amiable, de rebaptiser le Centre d’Arbitrage, de Médiation et de Conciliation en Centre d’Arbitrage et de Médiation, afin de conformer la dénomination à la définition unique de la médiation et de la conciliation extrajudiciaires donnée par l’Acte uniforme relatif à la médiation OHADA. Les suggestions prennent en compte aussi les besoins de formation, de spécialisation et de dématérialisation.

Votre mot de la fin
J’ai la conviction que le développement de l’amiable va davantage rapprocher les justiciables de la justice. Les réalités socioculturelles du Bénin s’y prêtent. En réalité, l’idée de favoriser la culture de l’amiable n’est pas incompatible avec celle de maintenir une culture judiciaire et d’assurer un accès égal à la justice. L’une n’exclut pas l’autre. Les deux sont complémentaires et doivent se tenir en osmose pour répondre au besoin d’accès à la justice. Mais comme je l’ai dit, il faut assurer un encadrement juridique renforcé et incitatif, puis mettre en place des mesures politiques conséquentes. Car, au-delà du bénéfice pour les justiciables, la culture de l’amiable permet de répondre à une question d’économie judiciaire.
Propos recueillis par Fulbert ADJIMEHOSSOU (Coll. Ext)



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