Dr Patrick EFFIBOLEY sur le déplacement de Dantokpa : « Quand on va détruire ce marché, ce sera une partie de la mémoire du pays qui va disparaitre aussi »

4 juillet 2024

L’universitaire Dr Patrick EFFIBOLEY, chef département d’histoire et d’archéologie à l’Université d’Abomey-Calavi a donné son avis sur le probable déplacement du marché Dantokpa. Il a fait savoir que cela pourrait agir sur le capital patrimoine de la ville de Cotonou. C’est à travers un entretien accordé au quotidien Fraternité.

Est ce qu’on peut classer le marché Dantokpa parmi les patrimoines historiques du Bénin ?
Avant de répondre à la question, il me paraît nécessaire de définir un patrimoine. Un patrimoine désigne essentiellement les biens immobiliers, se confond généralement avec la notion de cite touristique, de monuments historiques etc. Et donc de ce point de vue on peut dire que le marché Dantokpa est un patrimoine puisque ça nous concerne tous.

Quel est alors l’historique du marché Dantokpa ?
En ce qui nous concerne, on ne fait pas beaucoup de recherches puisque le financement dans ce domaine au Bénin est maigre. Le marché Dantokpa est construit dans les années soixante pour être plus précis en 1963. Il est construit au moment où la ville de Cotonou émergeait au détriment de Porto-Novo parce que la ville de Porto-Novo a été désignée par le colonisateur comme capitale compte tenu de sa configuration géographique, topographique et géologique. Mais à partir des années soixante-dix quand le gouvernement du président kérekou est venu au pouvoir, il a commencé par déplacer progressivement les éléments substantiels de la capitale, les ministères et tout ce qui était centre de décisions. Et par voie de conséquence, puisque les fonctionnaires, ce sont eux qui font une bonne partie de l’activité économique du point de vue de la production de richesse, et comme une bonne partie de l’administration publique s’est déplacée de Porto-Novo, le marché de Dantokpa a pris de l’ampleur au détriment du grand marché de Porto-Novo. D’ailleurs le professeur Sotindjo a travaillé sur la question du foncier. Comment ce changement politique a influé sur plein d’autres domaines notamment les marchés. Donc c’est comme ça que le grand marché de Porto-Novo a baissé en influence au profit du marché de Tokpa. Dans le même temps, on devait construire ce qui va devenir le second pont qu’on appelle Martin Luther King. Donc à l’occasion de la construction de ce pont, l’entreprise s’est rendu compte dans le vif de l’action qu’il y avait de la difficulté à avancer. Il y avait un phénomène qui fait que tout ce qu’on mettait en place, s’effritait. Donc ils se sont renseignés auprès des autochtones et c’est là qu’on leur a dit qu’il y a un Dan dont il faut solliciter la clémence en quelque sorte. Mais tout compte fait, on a dû interagir avec les responsables de cette divinité pour que le pont puisse se construire. C’est comme ça qu’après les sacrifices et tout, le pont a pu être réalisé. C’est ainsi que le marché qui était connu sous le nom de tokpa est devenu le Dantokpa (le marché à côté du fleuve du Dan).

Quelle est la toponymie de tokpa ?
La toponymie est un fait essentiel pour comprendre les faits historiques et même pour écrire l’histoire aussi. Parfois quand on ne connait pas les noms des villes, les noms des quartiers, on passe à côté de la réalité. Puisque les villes sont aussi changeantes. Quand on va peut-être réussir à déplacer ce marché, dans trente ans, cinquante ans, les gens ne trouveront pas la matérialité de ce qui fait nommer ce marché Dantokpa. Un peu comme Ouando à Porto-Novo. Il y a un endroit appelé klé kanmè ou le verger de citron. Moi dans les années soixante-dix, j’ai vu les agrumes là pousser, je les ai vu être récoltés. Aujourd’hui, il n’y a plus de citron là mais ça continue d’être appelé klé kanmè. C’est pourquoi il est important de comprendre la langue du milieu pour pouvoir accéder à certaines dimensions de l’histoire, de la mémoire du milieu. Donc quand on va détruire ce marché, ce sera une partie de la mémoire du pays qui va disparaitre aussi.
En parlant de mémoire, quelle histoire peut-on retenir du marché de Dantokpa ?
Le marché Dantokpa comme je disais tout à l’heure a pris de l’ampleur à la faveur de ce changement dans la configuration administrative du Bénin avec le déplacement des ministères et autres institutions administratives de Porto-Novo pour Cotonou. Mais en plus de ça, il y a que le marché de Cotonou quand il était construit, c’était avec douze hectares à peu près. Donc à la faveur de ce déplacement, il s’est élargi au point de couvrir dix-huit hectares, ce qui pose certainement des problèmes d’aide sécuritaire, d’aide sécuritaire puisque de temps en temps il y a d’incendies pour lesquels on n’a pas de solutions puisque l’espace a été occupé sans prévoir des issues de sortir, de secours pour faciliter l’intervention des sapeurs-pompiers. Donc c’est l’un des éléments importants pour lesquels le projet de le déplacer aussi a de la pertinence, quand on voit les choses du point de vue exclusif du pouvoir public. Il reste un élément important. Malheureusement c’est devenu un lieu touristique en dehors d’être un lieu de mémoire. C’est devenu un lieu très important de la ville de Cotonou. À Cotonou jusqu’à ce jour bien qu’il y ait un projet de construction d’un musée d’art contemporain mais jusqu’à récemment, il n’y avait pas grand-chose comme attraction touristique. Il y avait le centre de promotion de l’artisanat qui recevait les touristes de passage à Cotonou. Mais le marché de Dantokpa est un lieu crucial qui même à l’étranger quand vous dites que vous êtes béninois on dit ah le pays de Mathieu Kérekou, la seconde référence le marché de Dantokpa. La plupart des visiteurs que ce soit les pays de l’Hnterland, Mali, Niger, Burkina, Tchad même le Cameroun qui est côtier, les gens viennent par ici faire des emplettes pour aller revendre là-bas.

Historiquement, le Bénin a-t-il eu à faire de déplacement de marché dans le passé ? Si Oui, quelles en ont été les conséquences ?
Il y a certainement eu de déplacement de marché mais l’ampleur de ce marché fait que c’est un fait exceptionnel parce que les marchés, on ne les implante pas au hasard comme ça. Et pour parler de celui-ci parce qu’il est un marché international, on peut dire que le déplacer touche à la mémoire des citoyens que nous sommes. C’est d’ailleurs ce pourquoi nous sommes ici. Mais, il faut d’abord dire que ces dernières années, il y a plusieurs éléments de la mémoire urbaine de Cotonou qui ont été effacés. On sait par exemple que la maison du président Mathieu Kérekou qui, sur les soixante-quatre ans d’indépendance que nous avons eus, a gouverné le pays pendant plus d’un quart de siècle. Dans la mémoire collective, Kérekou représente quelque chose d’éminemment important et pourtant on a démoli sa maison et personnes n’a rien dit. On a démoli aussi l’hôtel Sheraton et personne n’a rien dit. On a laissé tomber en ruines l’hôtel PLM Alédjo qui est le symbole de l’expérience démocratique que nous avons vécue à partir de quatre-vingt-dix, qui en train de s’effriter depuis quelques années. Mais peut-être que toutes ces infrastructures, tous ces lieux de mémoire ont été détruits dans l’inattention des populations parce que leurs situations un peu vers la partie huppée de Cotonou donc moins visible. Peut-être que les gens ne sont pas forcément au courant. Mais Dantokpa est au cœur de la ville, au cœur de la mémoire culturelle de Cotonou. Et c’est en cela que quand on parle de la destruction du marché de Dantokpa, ça interpelle tout le monde. C’est pour ça à mon avis qu’on n’a pas encore détruit ou déplacé de marché de cette envergure. Et quand on sait les conditions dans lesquelles on met en place un marché, on a des raisons de s’interroger. Est-ce que c’est la bonne manière, est-ce que toutes les personnes impliquées dans la vie du marché ont été informés, est-ce que toutes les autorités traditionnelles sont toutes impliquées, est-ce que toutes les précautions ont été prises. Parce qu’il est arrivé dans ce pays où on a construit des marchés qui trente ans après, ont été démolis parce que personne n’a habité ces marchés. Par exemple dans les années soixante on a construit un marché un peu après Sèmè en venant à Cotonou du côté de la Mer et avant de construire ce marché les populations n’ont pas été consultées. Après avoir appris la nouvelle, elles ont demandé de construire le marché du côté opposé à la mer. Les autorités du moment contre la volonté des riverains ont construit le marché du côté de la mer, donc il fallait traverser la route, une route nationale avant d’accéder au marché. Ce marché est resté là pendant vingt ans sans qu’on ne s’en sert jusqu’ à ce que le marché soit détruit quand on a voulu faire la voie à double sens en 1997-1998. Donc construire un marché ce n’est pas un fait de hasard. Si on détruit Dantokpa, on risque de construire un éléphant blanc ou un éléphant culturellement blanc puisque les gens ne se retrouvant pas dans le marché, il y aurait une certaine désaffection et les gens vont plutôt se disperser alors qu’on aurait pu faire des réaménagements, construire des édifices à étages plus le seul qu’on a là pour pouvoir trouver des issues de secours pour les sapeurs-pompiers. Ça c’est ce qu’il est possible en fait.

Alors peut-on dire que Cotonou perd sa mémoire ?
Oui Cotonou est malheureusement en train de perdre sa mémoire. Les éléments phares de la mémoire de Cotonou sont en train de disparaître au nez et à la barbe de nous tous. Le camp Guézo par exemple a été détruite et on est allé l’implanter jusqu’à Allada. En situation de paix, de quiétude sociale on ne voit pas ça avec inquiétude. J’espère que les pouvoirs publics ont pris la mesure de ce point de vue spécifique. Ils ont peut-être des alternatives plus secrètes et je le souhaite. Parce que quand un pays est mis en ébullition ou en situation difficile comme un coup d’État, ce n’est pas une bonne chose ni pour celui qui est sur le siège ni pour la population. Nous nous rappelons encore l’agression du 16 janvier, heureusement qu’on avait la proximité de tout ça avant que ceux de Ouidah ne viennent. Mais au-delà de tout ça, en tant qu’historiens, moi ce qui m’importe c’est que quand on fait ce genre de déplacement, quand on construit ces infrastructures dans l’urgence des chronogramme des entrepreneurs, ce qu’on a constaté ces dernières années que ce soit à Cotonou, à Ouidah ou à Porto-Novo même si à Porto-Novo on fait un peu de rattrapage maintenant, les entreprises ne se préoccupent pas de faire des fouilles archéologiques préventives ou exploratoires pour savoir ce qu’il y a là parce que chaque infrastructure construite est une mise en danger potentielle du patrimoine. Et ce qui est intéressant c’est que les bailleurs de fonds qui financent ces infrastructures ont prévu dans les projets de lignes budgétaires pour faire ces dimensions des projets de développement, de construction mais malheureusement et spécifiquement ces dernières années, nos entrepreneurs sont tellement dans l’urgence qu’ils ne se préoccupent pas de ça. J’espère que cette tribune que vous m’offrez c’est pour attirer l’attention de ces entreprises pour que chaque fois qu’ils auront ces projets, ils puissent mettre dans leur chronogramme l’urgence de préserver le patrimoine, l’urgence d’interroger le milieu, voire s’il y a des éléments potentiels pour la mémoire. Même s’il y a la loi sur le patrimoine qui a prévu une disposition sur l’impact patrimonial, la dimension archéologique est rarement prise en compte. Alors qu’on sait que l’archéologie est éminemment importante pour comprendre les périodes plus anciennes de nos sociétés. Donc j’exhorte les sociétés de construction à tenir compte du fait que quand ils ont des projets à mettre en place, qu’ils associent les archéologues, les historiens pour que les fouilles puissent être menées pour être quitte par rapport à un risque de destruction du patrimoine.

Quel est votre avis par rapport à la destruction du marché Dantokpa ?
Je ne suis pas décideur politique. Celui qui est décideur a une vue qu’en tant qu’universitaire je n’ai pas. Mais je pense profondément qu’on ne peut pas sur la base du fait que l’on veut construire des infrastructures effacer les mémoires parce que, on ne construit pas les infrastructures, contre la population, on construit les infrastructures pour la population. Les construire pour la population c’est tenir compte de leur mémoire, c’est tenir compte de la mémoire collective parce que c’est la mémoire qui fait l’histoire et une société sans histoire est une société inexorablement en perdition. Et j’espère que nous n’entrons pas dans une aire de perdition.
Propos recueillis par Ange M’poli M’TOAMA et Antoinette KOYA



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