L’économiste chercheur Noukpo Homegnon à propos de l’application du Tec Cdeao : "Je suggère que les efforts soient orientés vers le renforcement du tissu productif"

Isac A. YAÏ 2 décembre 2014

Le 1er janvier 2015, le Tarif extérieur commun de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Tec-Cedeao) entrera en vigueur. L’application de ce tarif brisera les barrières douanières et facilitera la circulation des biens et des personnes à l’intérieur des pays membres de cette communauté. Ce nouveau système a des avantages et des inconvenants, surtout pour les pays qui ne se sont pas suffisamment préparés pour aller à cette intégration économique. A travers cet entretien, l’économiste chercheur Noukpo Homegnon revient sur les bienfaits du Tec-Cedeao et surtout sur les menaces qui guettent l’économie béninoise.

L’économiste Noukpo Homègnon

Le 1er janvier 2015, le Tarif Extérieur Commun de la Cedeao (TEC-Cedeao) entrera en vigueur. Selon vous, pourquoi cette décision ?
C’est une décision qui date de janvier 2006 à Niamey à la faveur de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Cedeao. En janvier 2008, les Chefs d’Etat ont demandé à la Commission de la Cedeao d’introduire une nouvelle bande tarifaire par rapport aux quatre (4) bandes du Tec-Uemoa. Ainsi, lors de la douzième réunion du comité conjoint Cedeao/Uemoa de gestion du Tec -Cedeao, tenue à Abidjan du 11 au 14 décembre 2012, les experts ont adopté le projet du Tec-Cedeao qui, en plus des quatre bandes existantes dans le Tec-Uemoa, a consacré une cinquième bande pour laquelle le taux de droit de douane est de 35% ad valorem. Au cours de la même réunion, il a été indiqué une feuille de route du Tec-Cedeao. L’idée est donc simple : « ensemble, on est plus fort » pour mieux défendre les intérêts de la communauté.

A part cette idée de devenir plus fort, quels sont les autres avantages liés à l’application du Tec Cedeao ?
Les avantages sont nombreux. Ainsi, dans le cadre du Tec-Uemoa, l’adhésion du Bénin a été bénéfique dans plusieurs domaines. En effet, le processus d’intégration régionale a permis au Bénin d’avoir des succès variés, notamment : assurer la convergence des performances et des politiques macroéconomiques à travers les critères de convergence, renforcer la compétitivité des activités économiques et financières, créer entre les États membres un marché commun basé sur la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, harmoniser les législations en matière économique et financière, instituer une coordination des politiques sectorielles nationales, mettre en œuvre une politique commerciale commune (relations commerciales extérieures, règles de concurrence, négociations commerciales internationales), octroyer une liberté de circulation et un droit d’établissement des personnes et professions libérales (médecins, chirurgiens dentistes, architectes, pharmaciens, avocats, comptables et experts comptables, médecins et pharmaciens vétérinaires), instituer un visa communautaire pour les personnes non-ressortissantes de l’Uemoa et de la Cedeao et de faciliter la mobilité des enseignants et des étudiants, avec institution d’une période unique pour l’examen du Baccalauréat, égalité de traitement dans l’accès aux établissements publics d’enseignement supérieur et institution du système LMD (Licence Master Doctorat).
De même, l’Uemoa a permis de mettre en place un espace intégré de soutien à la production à travers la Politique agricole (Pau), la Politique industrielle Commune (Pic), la Politique Energétique Commune (Pec), la Politique Minière Commune (Pmc), la Politique Commune d’Amélioration de l’Environnement, le Programme de développement du tourisme, le Programme de soutien à l’enseignement supérieur et à la formation professionnelle, le Programme de promotion de la femme, le Programme de développement de la culture, le Programme d’actions en matière de santé.
Ainsi, le Tec-Cedeao étant calqué sur celui de l’Uemoa, le Bénin pourrait obtenir des avantages similaires.

Quand le Tec Cedeao entrera en vigueur, que deviendra le Tec Uemoa ?
Tous les pays membres de l’Uemoa sont membres de la Cedeao. Donc, le Tec Cedeao s’impose à l’ensemble des pays membres. En principe, il ne devrait pas y avoir une double ceinture douanière commune autour des pays de la communauté.

N’assistera-t-on pas à un chevauchement en matière d’application des deux Tec ?
Pas du tout. Car, quand on parle du Tarif extérieur commun, il s’agit d’une même ceinture douanière autour des pays membres. Cela veut dire que quand une marchandise quitte un pays étranger et doit transiter par le port de Cotonou, de Lomé ou de Lagos, le tarif à payer sera le même.
Les instruments douaniers harmonisés du Tec-Cedeao prévoient six (6) taxes au niveau du cordon douanier dont trois (3) permanentes et spécifiques au Tec et les autres sont des mesures d’accompagnement. En effet, les taxes permanentes et spécifiques sont le droit de douane, la redevance statistique et le prélèvement communautaire. Le Droit de Douane (DD) regroupe cinq catégories :
  Catégorie 0 : Biens sociaux essentiels (médicaments, livres, etc.) taxés à hauteur de 0% ;
  Catégorie 1 : Biens de première nécessité, matières premières de base, biens d’équipement et les intrants spécifiques taxés à hauteur de 5% ;
  Catégorie 2 : Intrants et produits intermédiaires taxés à hauteur de 10% ;
  Catégorie 3 : Biens de consommation finale taxés à hauteur de 20% ;
  Catégorie 4 : Biens spécifiques pour le développement économique, taxés à hauteur de 35%.
Dans le cas des pays de l’Uemoa comme de la Cedeao, le principe de base ayant servi à l’élaboration du Tec est celui consistant à fixer des taux de droits de douane qui augmentent en fonction du degré d’ouvraison des produits. Le taux le plus élevé s’applique aux produits finis. Les biens intermédiaires sont taxés à des taux moyens et les matières premières sont les plus faiblement taxées. Outre ce principe, les produits essentiels sont exonérés ou taxés à un taux faible. De même, les biens d’équipement sont taxés à un faible taux dans le but d’encourager les investisseurs. L’objectif de cette structure tarifaire est d’encourager l’importation des matières premières et de décourager les importations des produits transformés.
• La Redevance Statistique (RS) est de 1% applicable à tous les produits, y compris ceux exonérés de droits de douane ;
• Le Prélèvement Communautaire d’Intégration (PCI) pour lequel le taux et les modalités de recouvrement sont toujours en cours de négociation.
Hormis ces taxes, la session extraordinaire du Conseil des Ministres de la Cedeao du 30 septembre 2013 a prévu la mise en place de mesures d’accompagnement visant la protection des secteurs agricole, manufacturier et industriel, susceptibles de faire face à une concurrence déloyale des importations consécutive à l’application du Tec-Cedeao. Il s’agit de la Taxe d’Ajustement à l’Importation (Tai) et de la Taxe Complément de Protection (Tcp). La Tai offre aux États membres la latitude de s’ajuster progressivement au Tec durant une période de cinq (5) ans. La Tcp, quant à elle, vise à corriger une éviction des produits locaux par des importations, éviction tributaire des effets de quantité ou de prix sur le marché international.

Dans cette intégration économique, il y aura forcément des pays qui vont gagner et d’autres qui vont perdre. De quel côté se situera notre pays le Bénin ?
En tenant compte des avantages tributaires du Tec-Uemoa, on peut dire que le Bénin tirera des avantages certains du Tec-Cedeao. Mais il y a également des revers pour l’économie béninoise par rapport à l’économie nigériane qui a longtemps adopté une politique protectionniste. Voici un pays qui était protégé à l’époque contre les importations. Ce système protectionniste est généralement un signal lancé aux producteurs locaux pour leur faire comprendre qu’il y a une demande à satisfaire. Mais en protégeant son marché, le Nigeria a structuré et renforcé son tissu productif. Donc, le tissu économique est aussi renforcé. Cela a alors permis l’éclosion des entreprises nationales. Ainsi, au moment où le Nigeria taxait fort certains produits alimentaires, ce n’était pas le cas chez nous. Au nom de la sécurité alimentaire, on a favorisé les importations de certains produits qu’on réexportait vers le Nigeria à travers des circuits bien connus. Bien évidemment, cela a permis au Bénin d’engranger des recettes douanières. Tout cela est beau, mais c’est le compte à rebours.
Si les navires transitaient par le port de Cotonou, ce n’est pas uniquement à cause du marché béninois, mais la destination nigériane est aussi visée. Car, s’ils doivent transiter par le port de Lagos, les frais douaniers à payer étaient exorbitants, ils préfèrent contourner et prendre par le port de Cotonou où les frais douaniers étaient relativement moins chers. Mais avec le Tec Cedeao, qu’un importateur transite par le port de Cotonou, de Lomé ou de Lagos, les frais douaniers sont les mêmes. Si tel est le cas, des importateurs qui visaient le marché nigérian transiteront désormais par le port de Lagos. Cela veut dire que certains produits qui, naguère, transitaient par le port de Cotonou, vont directement transiter par le port de Lagos avec l’application du Tec Cedeao. Or, s’il y a baisse du transit au niveau du port de Cotonou, il y aura également baisse au niveau des recettes portuaires, donc baisse des recettes douanières. Alors que ces recettes douanières constituent la principale source du financement de l’économie béninoise. Ces recettes douanières que le Bénin perdra seront compensées par quoi ? C’est la question à laquelle les Béninois doivent répondre.

A vous entendre, c’est comme si le Bénin ne s’était pas suffisamment préparé pour aller à cette intégration économique. Que peut-on alors faire pour minimiser les inconvénients ?
C’est vrai que le Bénin a fait des efforts pour aborder le Tec-Cedeao, mais dans une organisation d’intégration régionale, chaque pays cherche à en tirer le maximum d’avantages possibles. Mon analyse s’inscrit plutôt dans cette dynamique. Elle est donc conforme à la genèse de l’idée du libre échange dont les repères remontent en 1820 où, pour la première fois, la Grande Bretagne renonçait à la protection douanière et confiait aux forces du marché la régulation des échanges extérieurs. Cette expérience a inspiré la France de Napoléon III qui s’ouvre au commerce international à la faveur du traité franco-britannique de 1860. La théorie du libre échange (« free trade ») avait alors conquis l’Europe et partant, le reste du monde. Bien évidemment, l’idée du libre-échange avait été prônée en Grande Bretagne après que ce pays a ait acquis une suprématie industrielle et financière par rapport aux pays voisins européens. L’idéologie du libre échange avait juste servi à convaincre le reste du monde pour lever les barrières et faciliter de facto, l’écoulement des produits de la Grande Bretagne. Mais lorsque la Grande Bretagne avait été confrontée à de sérieux concurrents comme les Etats-Unis et l’Allemagne, elle avait estimé que la concurrence était déloyale !
Je crois qu’il y a lieu de saluer et d’encourager les initiatives du gouvernement dans le sens de l’implication de la jeunesse. Il faudrait saluer, dans cette perspective, la création des Business Promotion Center (Bpc). Il y a également la création des industries agroalimentaires et de transformation de jus de fruits qu’il faut applaudir. Et là, l’Etat est en train de faire un effort admirable et formidable. Avec ce partenariat public-privé, le Bénin pourrait tout au moins mettre à la disposition de la communauté un certain nombre de produits agroalimentaires. La principale problématique est alors qu’est-ce nous, Béninois, pourrons offrir à la Communauté ? J’invite chaque Béninois à travailler dans ce sens.

Que deviendront alors les commerçants béninois qui font de la réexportation vers le Nigeria ?
En toute évidence, l’activité de la réexportation ne serait plus aussi florissante dès l’adoption du Tec-Cedeao. Il y a, ma foi, nécessité de trouver un mécanisme de reconversion des importateurs, comme certains d’entre eux l’ont déjà compris en produisant localement ce qu’ils importaient naguère. Ma vision est qu’une stratégie soit mise en place pour encourager ces entreprises, qui ont déjà dégagé une marge bénéficiaire au niveau de la réexportation, à s’installer et à produire localement des produits alimentaires comme les œufs de table, les huiles alimentaires, ... Cela a commencé avec les progrès remarquables au niveau de la pisciculture, des œufs de table, des produits avicoles, mais ce n’est pas encore suffisant.

Que doivent alors faire les autorités béninoises pour que le tir soit corrigé au fur et à mesure de l’application du Tec Cedeao ?
Le développement d’une économie passe avant tout par la performance de son tissu productif. Dans cette perspective, je suggère que les efforts soient orientés vers le renforcement du tissu productif. C’est vrai que l’intervention de l’État dans la sphère des activités productives est une nécessité indéniable. Mais cette intervention étatique est malheureusement limitée car depuis février 1990, à la faveur de la Conférence des forces vives de la nation, nous avons choisi l’option du libéralisme économique. Dans cette option, la dynamique des activités économiques doit provenir du secteur privé. L’Etat est là pour jouer un rôle catalyseur en créant les conditions favorables à l’éclosion, au développement, voire à l’émancipation de l’initiative privée. Mon rêve s’inscrit dans la vision ou la dynamique du gouvernement qui a placé le quinquennat 2012-2016 sous le signe de développement de l’entreprise et de l’initiative privée. Je rêve de voir une multiplicité des entreprises privées que l’État pourrait protéger contre la concurrence sauvage et déloyale conformément à la thèse de l’industrie naissante comme le stipule le corpus théorique économique. Car, si les entreprises ne se développent pas, il sera difficile à l’Etat de percevoir les impôts. Il serait également difficile à l’économie de générer suffisamment d’emplois aux jeunes diplômés… Donc, après l’encouragement et l’accompagnement des jeunes à aller s’installer à leurs propres comptes à travers la création des entreprises, l’autre défi serait de structurer les entreprises pour qu’elles ne soient pas laminées sur leur propre marché domestique et pour qu’elles soient également compétitives sur le marché de la communauté.
Propos recueillis par Isac A. YAÏ



Dans la même rubrique